A-t-on atteint notre capacité collective à supporter la brutalité du monde ?

Le mouvement d’opposition à la réforme des retraites entre dans sa troisième semaine. Usés et découragés par la crise du Covid, la guerre en Ukraine et les menaces de récession, des millions de manifestants reprennent la rue, expriment leur refus du présent et du monde à venir. L’atmosphère oscille entre colères contenues, légèretés et joies de retrouver ce qui a été perdu depuis longtemps : les corps assemblés dans l’espace public. Le plaisir relatif tient à une sensation partagée de puissance, certes fragile, mais momentanément retrouvée.

Seulement, les pratiques contestataires sont peu inventives. Les cortèges syndicaux se tiennent à leur place. Le « cortège de tête », habitué aux emportements et aux désirs de débordement, ne joue que la parodie de lui-même.

Or, ces dernières années, les soulèvements sociaux surprenaient par leur originalité et leur inventivité. Le mouvement contre la loi travail, la défense des Zones à défendre (ZAD), Black Lives Matter, les « gilets jaunes », les Soulèvements de la Terre, les Marches pour le climat (pour ne citer que ces dernières) ont été inédits à bien des égards : sur le contenu des contestations alliant climat et justice sociale, et sur la forme de leurs expressions.

Ces mouvements sont-ils arrivés au bout de leurs démarches ? Observe-t-on un tournant dans les modes de protestations ? Ou, face à un pouvoir sourd, ces mouvements appellent-ils à autre chose ?

Retrouver une prise dans le monde

Depuis les révolutions arabes de 2011, Nuit debout et Occupy Wall Street, ces mouvements énergiques s’en sont pris aux injustices invisibilisées. Ils ont également revendiqué de nouvelles orientations du vivre, des formes de vie qui font différences avec le présent et qui auraient un avenir pour la société. Avec la chercheuse Pauline Hachette, nous nous sommes attachés à tenter de déchiffrer ce que ces mouvements épars indiquent du climat général de notre époque. Il nous apparaît clairement que les revendications collectives classiques (injustice, sexisme, racisme, inégalité matérielle) co-existent avec une quête de vivre autrement.

En somme, un nombre toujours plus grand de personnes conteste vigoureusement l’assèchement de la vie, son caractère terne et froid. Il apparaît aux yeux de beaucoup que la vie est largement empêchée de s’épanouir dans le travail, dans les amitiés et plus largement dans la vie sociale.

L’impuissance hurle dans de nombreux corps usés par un monde agressif et verrouillé. La crise du Covid-19 a radicalisé ce qui était déjà largement partagé : une immense énergie collective refoulée.



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Dénoncer la brutalité du monde

Dès lors, ces mouvements se sont occupés à dénoncer la brutalité du monde. Ils ont aussi exprimé un désir féroce de retrouver une prise sur la réalité de faire cet état d’impuissance généralisée.

Dans son dernier essai, Une histoire du vertige, Camille de Toledo l’écrit fort justement. Le présent vacille, l’époque est vertigineuse. Une humeur commune désavoue le monde au point qu’il semble devenu naïf d’attendre la possibilité d’un monde « à-venir » plus habitable.

Ces désaveux visent aussi les narrations occidentales et industrielles qui jusqu’alors « encodaient le monde » comme l’écrit l’écrivain et essayiste. Tout est à peu près en cours de destruction : des vies humaines, des espèces, des habitats, des attaches et des habitudes de pensée. Ce sont aussi les prises sur le monde qui sont défaites. Le vertige naît précisément des difficultés à se saisir intellectuellement et pratiquement du monde. Il s’épanouit également dans l’incapacité à dresser quelques projections sur les formes que prendront les vies après les ruines.

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Trois forces sociales

Un conflit de grande ampleur est en cours. Trois forces sociales s’affrontent. La première gouverne. Pour l’essentiel, elle emploie son énergie à maintenir le présent inchangé et à accélérer encore davantage les projets de société d’hier concédant, ici ou là, quelques aménagements rudimentaires. Elle…

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Auteur: Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2