À toute fin inutile

Alors, sur les conseils d’un ami j’ai décidé de me passer désormais de tout ce qui pouvait m’être utile. En fait, plus profondément que le fond de ma gamelle de soupe, j’ai décidé que rien n’était, en vérité, utile.

Hier, j’en avais assez de voir mon armoire normande, dans la cuisine – déjà une armoire normande dans une cuisine… ça défie les lois de l’utilité, dans un séjour, dans une chambre à la rigueur, mais non elle est dans ma cuisine – assez donc de la voir brinquebalante, d’un pied amoché plus court que les trois autres. Voilà que j’ai pris une poire, posée là sur la table sans doute par la main de quelque Tentateur, pour caler l’armoire. Sans réfléchir une seule seconde, signe que j’avais rompu avec le réflexe de garder une poire pour la soif, que je lui avais déniée son utilité essentielle, manifeste, celle qui veut que la poire soit faite pour moi, mon appétit, ma santé. Non, je l’ai utilisée – « utilité » bafouée, secondaire, dérivée, détournée, distraite, abstraite, comme une pierre, ou un bout de bois ou tout autre objet que je n’avais pas sous la main. Aucun geste artiste là-dedans, je voulais vraiment caler l’armoire.

Il fallait caler l’armoire, avec n’importe quoi, mon désir était plus fort que tout. Dire « mon besoin » serait excessif : avais-je vraiment « besoin » de caler l’armoire ? C’était une pulsion, sans raison, même la colère n’expliquait rien, comme un chaos qui pousse dans tel sens puis tel autre, un non sens absolu rivalisant peut-être avec un sombre et maniaque désir d’ordre, qui sait. Et de fait la poire s’est trouvée aussitôt écrasée par l’armoire, bouillie de chair blanche, son jus giclant de part et d’autre. L’armoire, de tout le poids de son origine viking, n’a pas retrouvé un millimètre d’équilibre, je n’en fus pas surpris.

Je me suis aussitôt demandé : mais pourquoi ne remplis-tu pas l’armoire de telle sorte que tout le poids pèse bien réparti sur les trois autres pieds, sans alourdir et appuyer sur le quatrième restant boiteux et déficient ? Réponse immédiate : parce que tu n’as plus une tune pour remplir l’armoire de nourritures diverses, l’armoire est vide depuis 3 mois et tu crèves la dalle. C’est vrai, j’oubliais. D’où l’ascétisme héroïque qui consistait à me priver de l’utilité frugale de la poire pour aller l’écraser en pure perte sous le pied défectueux de l’armoire. Mais ma logique était sauve : pas question de sacrifier à…

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Auteur: lundimatin