Conversation avec Sabine Dullin : « La guerre en Ukraine rappelle à quel point l’identité nationale reste structurante. »

La guerre d’agression lancée par la Russie en Ukraine en février dernier remet en cause les frontières de ces deux pays. Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, Moscou conteste et viole les frontières internationalement reconnues de l’Ukraine – une contestation encore renforcée par la nouvelle série d’annexions de territoires ukrainiens annoncée en octobre. Interrogée dans le cadre des Tribunes de la Presse 2022 à Bordeaux, Sabine Dullin, historienne et spécialiste de la Russie et de l’Ukraine, revient sur cette remise en cause des frontières ukrainiennes, sur la notion mouvante d’identité de chacun de ces deux pays et sur les conséquences à long terme que le conflit pourrait avoir pour eux.

Quels sont les éléments qui constituent selon vous l’identité d’un pays ?

Sabine Dullin : Le terme d’identité évolue avec l’histoire. Dans ses ouvrages sur les nations et le nationalisme, le très grand historien anglais Eric Hobsbawm explique comment nos multiples appartenances ont fini aux XIXe-XXes siècles par se fondre dans celle de la nation. Nous étions d’un village, d’une religion, d’une langue. Mais l’État, par le recensement et la carte, veut clarifier, classer les identités pour pouvoir gouverner. Il y a alors des processus de synthèse des petites identités et d’assignation d’une identité nationale. On finit par s’auto-définir comme étant de telle ou telle nation. Parfois, il faut du temps. Les paysans de Polésie par exemple – une région de marais et de forêts à la frontière de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Pologne – continuent dans les recensements de l’entre-deux-guerres au XXe siècle à se déclarer tuteïsy (d’ici). Dans nos sociétés post-modernes, il y a de nouveau une fragmentation identitaire. On se sent bien souvent appartenir à un groupe plutôt qu’à une nation. Pourtant, la guerre actuelle en Ukraine rappelle à quel point l’identité nationale reste structurante.

Un homme accroche un drapeau ukrainien sur le balcon d’un immeuble

Symbole de la résilience ukrainienne : un homme accroche un drapeau sur le balcon d’un immeuble dont les fenêtres ont été soufflées par un tir russe, dans le centre de Kiev, le 10 octobre 2022.
Sergei Supinsky/AFP

Depuis le début de la guerre, on demande parfois dans les sociétés occidentales aux sportifs et aux artistes russes de choisir leur camp ou de ne plus se produire. Comment rester russe lorsque la culture russe est associée à l’agression ?

S. D. : Il est aujourd’hui difficile d’être russe en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, que l’on y vive depuis longtemps ou que l’on ait fui la Russie de Poutine. Mais le mal-être vient le plus souvent d’un sentiment de culpabilité intérieure : ne rien avoir vu ou pu faire pour éviter cela. Il est encore plus difficile d’être russe en Pologne ou dans les pays baltes, où la peur d’une invasion russe rejoint le souvenir encore à vif de l’occupation soviétique. La culture russe est donc en berne, même s’il ne faut pas exagérer les attaques contre elle. Tchaïkovski et Dostoïevski sont encore joués et montrés.

En temps de guerre, les nationaux d’un pays agresseur sont souvent stigmatisés. Le sort actuel des Russes dans les pays occidentaux n’a cependant rien à voir avec ce qui a pu se passer pendant les deux guerres mondiales car les pays occidentaux ne sont pas belligérants. Rappelons que pendant la Première Guerre mondiale, les Allemands et les Autrichiens étaient internés ou assignés à résidence dans les pays de l’Entente qui se battaient contre l’Allemagne et la Triplice. Rien de tel aujourd’hui. Les Russes emprisonnés le sont en Russie et parce qu’ils se sont opposés à Poutine. En temps de guerre, on vous somme de choisir votre camp. En 1914, le grand écrivain autrichien Stefan Zweig est profondément opposé à la guerre, mais il reste solidaire des soldats de son pays qui combattent et ne peut pas être, comme son ami suisse Romain Rolland, « au-dessus de la mêlée ».

Parmi les Russes, qu’ils soient à l’étranger ou restés dans le pays, prendre fait et cause pour les Ukrainiens et souhaiter la défaite de son pays n’est pas chose toujours aisée. C’est le fait d’une minorité. La plupart se sentent en effet malgré tout affectivement reliés aux soldats russes appelés et obligés de combattre.

**L’identité…

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Auteur: Sabine Dullin, Professeur en histoire contemporaine de la Russie et de l’Union soviétique, directrice du département d’histoire, Sciences Po