Des œuvres d’art pour continuer de vivre avec les morts

Les morts peuvent-ils faire agir les vivants ? Dans la continuité de ses travaux précédents, la philosophe Vinciane Despret raconte dans « Les morts à l’œuvre » cinq histoires où des morts proches ou éloignés dans le temps ont obligé les vivants à leur donner une nouvelle place. Ceux qui « restent » ont en effet commandé une œuvre grâce à un protocole politique et artistique nommé le programme des Nouveaux Commanditaires. Ce protocole consiste à choisir un artiste et à décider en commun d’une œuvre. Il va transformer en profondeur les commanditaires. Extrait de l’introduction.

Je me suis particulièrement intéressée aux œuvres commandées dans le cadre de ce protocole où la demande d’œuvre émergeait suite à un décès – qu’il soit proche ou éloigné dans le temps.

Ces commandes me touchaient tout particulièrement parce que j’y voyais un exemple remarquable du fait que des morts font agir des vivants. Par la grâce du protocole, véritable intercesseur, des morts sont dotés de la puissance de continuer à agir dans ce monde, non seulement en aidant les vivants à « faire avec ce monde » mais également en le transformant par le vecteur d’une œuvre. Ce sont ces morts que j’ai appelés « ceux qui insistent ».

« Nos morts en commun »

Ils insistent, et ils peuvent le faire parce que certains les ont entendus insister – parfois des proches, parfois des très éloignés. Et parfois les proches sont rejoints, dans la réponse à une telle insistance, par des très éloignés. Aussi ces défunts qui prolongent leur existence par la grâce de ceux qui entendent leur appel deviennent-ils « nos morts en commun » (cette formulation avait été proposée par Xavier Douroux).

Ils étaient les morts de quelques-uns, parfois ceux des proches endeuillés, parfois, pour les plus anciens d’entre eux, ceux de leurs contemporains ; puis des collectifs s’agencent autour d’eux, répondent à l’insistance, « commandent » l’œuvre, et ces morts de quelques-uns, ou ces morts d’un passé quasi oublié, prennent de l’importance, trouvent une nouvelle place ou reviennent au présent, et leur aura et ce qu’ils rendent capable de faire s’étendent dans l’espace et dans le temps.

Les voilà donc, par l’étrange puissance des œuvres, eux-mêmes à déborder. Alors, si le protocole a bien une dimension politique, avec ces morts qui insistent et avec ces vivants qui prennent en charge la réponse à cette insistance par une mise en œuvre, ces commandes inscrivent le processus dans une pratique résolument « cosmopolitique ».

Le jardin perpétuellement fleuri. Mario Airo Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Photo : Falke Lambrechts

Le jardin perpétuellement fleuri. Mario Airo.
Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Photo : Falke Lambrechts

L’histoire n’est pas terminée

Ils insistent, disais-je, mais ils insistent à propos de quoi ? Je crois que nul ne le sait précisément au début. Tout ce que l’on peut dire, c’est que quelqu’un ou quelques-uns disent qu’ils sentent qu’il y a quelque chose à faire. Que l’histoire n’est pas terminée. L’un ou l’autre de « ceux qui restent » va sentir l’insistance et s’en saisir. Sans nécessairement savoir ce qui est attendu, et surtout sans savoir où cela mènera.

C’est une insistance sourde, un appel inchoatif : c’est l’œuvre qui donnera forme à cette insistance, qui lui offrira, tant dans son élaboration que dans son aboutissement, une réponse. Une réponse, qui, on va le voir, débordera largement la question.

Obélisques. CC/BS. 2007. Stephen Gontarski

Obélisques. CC/BS. 2007. Stephen Gontarski.
Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Médiation Le Consortium, Dijon. Photo : Bertrand Gautier

L’œuvre, ici, quelle que soit sa forme – plastique, musicale, architecturale, théâtrale, littéraire –, devient alors monument, au sens de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? « L’acte du monument n’est pas la mémoire, mais la fabulation. »

En d’autres termes, l’acte du monument n’est pas le relais d’un passé à préserver, mais écart au départ de ce dont il s’agit de faire mémoire – débordement, encore. Il s’agit de reprendre ce passé,…

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Auteur: Vinciane Despret, Professeur de philosophie, Université de Liège