Deux conceptions de l’entreprise « responsable » : Friedman contre Freeman

Dans la littérature sur la gouvernance d’entreprise, deux principes s’opposent : celui énoncé par l’économiste Milton Friedman en 1970, dans un célèbre article intitulé The social responsability of business is to increase its profits (« La responsabilité sociale des entreprises est d’accroître leurs profits »), à celui proposé près de 40 ans plus tard par les universitaires Edward Freeman, Kristen Martin, et Bidhan Parmar dans leur article Stakeholder capitalism (« Le capitalisme des parties prenantes »).

D’un côté, Milton Friedman, qui a été brillamment traduit en français par Alain Anquetil, affirme que la poursuite des intérêts égoïstes des actionnaires sera finalement la meilleure contribution possible à la prospérité générale de la nation. De l’autre, le philosophe américain Freeman et ses co-auteurs affirment que le capitalisme ne peut survivre et se légitimer qu’en prenant en compte et en conciliant les intérêts de tous ceux qui sont impactés par l’activité des entreprises. En un mot, pour le bien de l’humanité, les entreprises devraient toutes devenir « socialement responsables ».

Ces doctrines peuvent paraître inconciliables. À lire ce qui s’écrit en France en 2022 et, tout particulièrement depuis la publication de la loi Pacte en 2019, on peut avoir l’impression que cette opposition radicale subsiste. En France, les partisans d’un État interventionniste auquel on demande de « réguler » des marchés semblent en outre plus nombreux que les tenants de la ligne de Friedman. Dans ce contexte, on demande aux entreprises de s’autocontrôler et de s’autoréguler.

Le débat gagnerait aujourd’hui à se rééquilibrer, car d’un point de vue analytique, les travaux de Friedman rendent en effet toujours compte de nombreuses pratiques qui persistent dans les entreprises.

L’observation attentive de la conduite des dirigeants, qui fait l’objet de nos recherches ethnographiques, et de la manière dont les décisions se prennent montre même que, partant de prémisses opposées, les partisans de l’une ou l’autre de ces doctrines parviennent, in fine, s’ils sont placés devant les mêmes choix et dans les mêmes circonstances, à des résultats semblables.

Autrement dit, deux doctrines qui paraissent incompatibles et suscitent des mouvements idéologiques d’adhésion pour l’une, et de rejet violent pour l’autre, peuvent aboutir, en pratique et une fois la complexité du réel prise en compte, à des résultats quasi identiques. Les chercheurs disent que, dans ce cas, il y a « équifinalité ».

L’explication réside dans le fait que les doctrines qui définissent des grands principes de gouvernance sont inévitablement des formes stylisées de la réalité du gouvernement privé des entreprises. Elles énoncent des normes, disent comment les choses devraient se passer, définissent des intentions, mais négligent évidemment les détails de la mise en pratique.

Concessions

Considérons d’abord le cas d’un dirigeant conforme à l’idéal de Milton Friedman : il serait à la tête d’une industrie polluante, dangereuse, exploitant une main-d’œuvre étrangère dans des conditions difficiles pour approvisionner les riches habitants d’un pays riche. S’il veut continuer à verser de gros dividendes à ses actionnaires et voir ses actions prendre de la valeur, ne sera-t-il pas le premier à vouloir se concilier les bonnes grâces des gouvernements des États-nations dont dépend la bonne marche de ses affaires ?

Ne sera-t-il pas aussi le premier à annoncer des mesures environnementales dès que des études marketing lui indiqueront qu’il s’agit là d’un thème auquel les clients sont devenus sensibles ? Aussi cynique soit-il – et il ne l’est pas forcément – aussi soucieux de servir en priorité ses actionnaires, s’il est intelligent et bien informé, il se glissera dans les politiques sociales et environnementales du moment. En effet, c’est pour lui la meilleure solution pour rétribuer au mieux et sécuriser le capital.

On peut même montrer que c’est précisément parce que l’industrie qu’il dirige est polluante, risquée et avec de fortes externalités négatives qu’il fait de gros investissements dans le socialement et écologiquement responsable. Ce faisant, il protège l’intérêt bien compris des actionnaires.

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Auteur: Michel Villette, Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS
, professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-Saclay