En Russie, la littérature pour enfants devient une arme de propagande

En Russie, l’offre culturelle se transforme sous l’effet indirect des lois adoptées par les députés depuis le 24 février 2022. C’est notamment le cas dans le domaine de la littérature jeunesse, où des activistes et des spécialistes des questions culturelles favorables au régime ont appelé à restreindre l’accès des jeunes lecteurs à certains livres, voire à les interdire, visant surtout les ouvrages qui diffuseraient les «valeurs occidentales», comme ceux de J. K. Rowling.

Le 13 décembre 2022, Vladimir Poutine a appelé le gouvernement à adopter des mesures susceptibles de populariser parmi la jeunesse «les héros de l’histoire et du folklore russe conformes aux valeurs traditionnelles». Un objectif immédiatement soutenu par une partie des spécialistes des politiques culturelles.

Il existe en Europe une tradition de régulation de la lecture enfantine par les adultes afin de transmettre à la jeune génération des connaissances et des valeurs communes. Généralement, les États optent pour la voie de la recommandation : ils font élaborer et diffusent des listes d’œuvres dont la lecture est recommandée aux enfants. Mais lorsque la littérature pour enfants devient une arme de propagande, le pouvoir utilise la censure pour restreindre l’accès des lecteurs aux textes qui, de son point de vue, menacent l’idéologie dominante. C’est ce qui se passe aujourd’hui en Russie.

La doctrine patriotique et les livres pour enfants dans la Russie actuelle

Désormais, la politique russe en matière de littérature jeunesse repose principalement sur l’idée que celle-ci doit transmettre des «valeurs spirituelles et morales traditionnelles» qui seraient propres à la Russie. Plusieurs lois fédérales encadrent l’édition jeunesse :

Ce dernier document définit ainsi les «valeurs spirituelles et morales traditionnelles» : «La vie, la dignité, les droits et libertés de l’homme, le patriotisme, le sens civique, le service de la Patrie et la responsabilité envers son destin, de hauts idéaux moraux, une famille solide, un travail créatif, la priorité du spirituel sur le matériel, l’humanisme, la charité, la justice, l’esprit collectif, l’entraide et le respect mutuel, la mémoire historique et la continuité des générations, l’unité des peuples de Russie.»

Le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, Nikolaï Patrouchev, a déclaré le 30 mai 2022 que l’État devait commander plus de produits culturels susceptibles de «préserver la mémoire historique, susciter la fierté nationale et la formation d’une société civile mature consciente du rôle qu’elle a à jouer dans son développement et sa prospérité».

[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Selon la vision conservatrice du gouvernement, la Russie aurait été, tout au long de son histoire, encerclée par des ennemis déterminés à la détruire. Cette volonté de démantèlement de la Russie aurait culminé avec la Seconde Guerre mondiale, laquelle est largement ramenée, dans le récit déployé par les autorités russes, au triomphe de l’URSS sur le nazisme allemand, triomphe dont la Russie actuelle serait la seule héritière.

L’art et l’éducation doivent donc inculquer aux jeunes cette idée que la Russie d’aujourd’hui est avant tout le pays qui a sauvé le monde du nazisme, en un effort héroïque dont aucun aspect ne saurait être remis en question. Les évocations de faits historiques susceptibles d’assombrir cette vision irénique (rappel du pacte Molotov-Ribbentrop, des erreurs des dirigeants, de la quantité colossale des pertes humaines dont une partie au moins aurait probablement pu être évitée, etc.) sont considérées comme des falsifications de l’histoire et sont poursuivies en vertu de la loi fédérale n°278-FZ du 01.07.2021 «Sur les modifications de la loi fédérale “Sur la commémoration de la victoire du peuple soviétique dans la Grande Guerre patriotique de 1941-1945″».

«L’Arbre de Noël d’armoise»

Les mésaventures que subit actuellement le roman d’Olga Kolpakova L’Arbre de Noël d’armoise illustrent parfaitement les conséquences du durcissement du régime sur ces questions.

Le livre, sorti en 2014 chez la maison d’édition Kompas Guide, a…

La suite est à lire sur: theconversation.com
Auteur: Laure Thibonnier-Limpek, Enseignant-Chercheur à l’Institut des Langues et Cultures d’Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie (ILCEA4), membre du Centre d’Etudes Slaves Contemporaines, Université Grenoble Alpes (UGA)