Erevan, le « refuge » russe au cœur de l’Arménie

Une frêle jeune fille aux cheveux blonds répond à l’appel de son nom : Angela, Svetlana ou Irina… Les jeunes Russes, filles ou garçons, ne sont pas si nombreux à régulariser leur situation au département des visas et de l’enregistrement (OVIR) d’Erevan en demandant la nationalité arménienne, mais on ne peut pas manquer de remarquer leur présence dans la salle bondée.

Depuis plusieurs mois, la salle 110 de l’OVIR d’Erevan ne désemplit pas. Tous les jours ouvrables, il s’y accomplit une prestation collective de serment, rapidement expédiée au son de l’hymne national arménien. C’est le moment solennel où les candidats à la nationalité de ce petit pays marqué jusqu’ici par les stigmates d’une émigration massive reçoivent leur passeport arménien au terme d’une procédure administrative sérieusement menée. Les candidats à la nationalité n’ayant pas d’origine arménienne auront répondu à un questionnaire sur la Constitution de l’Arménie – ce qui, compte tenu des nombreux amendements intervenus depuis son adoption en 1995, se révèle plutôt complexe.

Arménie : le refuge russe (Arte, 29 novembre 2022).

Dans la salle 110, l’immense majorité des personnes portent des patronymes arméniens. Ce sont plutôt des quinquagénaires ; il n’est pas difficile de reconnaître en eux les jeunes gens partis travailler et s’installer en Russie dans les années 1990. En 1991, à la chute de l’URSS, ils n’avaient pas demandé leur citoyenneté arménienne. Aujourd’hui, ils sont titulaires d’un passeport russe, mais la guerre en Ukraine les a poussés à solliciter la citoyenneté de leur pays d’origine : côté russe, en effet, la double nationalité n’est strictement interdite qu’aux agents de l’État. Elle semble tolérée dans le cadre d’un certain nombre d’accords bilatéraux.

La présence de ces Arméniens de Russie, jusque là uniquement Russes par la citoyenneté, semble corroborer l’existence d’un tel accord – même si, récemment, un oligarque proche de Poutine, Rouben Vardanyan, a dû renoncer à sa nationalité russe pour devenir le 4e ministre d’État de l’Artsakh, la république autoproclamée du Karabagh.

Dans le couloir, on croise un jeune homme aux cheveux châtains. Maigre, le teint livide, on repère tout de suite parmi cette foule de Caucasiens cette pâle silhouette surgie de l’univers de Dostoïevski. Au XXIe siècle, ses nuits fiévreuses se déroulent sûrement à la lueur bleutée de son écran d’ordinateur. Il n’a pas le physique pour faire la guerre. Pourtant, que vient-il chercher à Erevan, capitale d’un petit pays lui aussi en état de guerre ?

Des vagues d’arrivée massives

Leur démographie ne peut être évaluée avec certitude car ils sont arrivés en plusieurs vagues distinctes après le lancement de « l’opération spéciale » en Ukraine le 24 février 2022, puis en septembre après l’annonce de la mobilisation générale partielle.

Ce mois là, 60 000 Russes seraient arrivés à Erevan, depuis la Géorgie voisine ou bien par avion, avec ou sans escales. Certains sont restés à Tbilissi mais, pour beaucoup, la capitale géorgienne s’est avérée moins attrayante qu’Erevan. À Tbilissi, le russe n’est plus parlé par la jeune génération et les Russes n’y ont pas bonne réputation. La situation est différente à Erevan : Poutine et la Russie ont négocié le fragile accord de cessez-le-feu qui a mis un terme à la seconde guerre du Haut-Karabagh (17 septembre-10 novembre 2020). Certains jugent que les Russes n’ont rien fait pour sauver l’Arménie dans cette guerre ; d’autres, au contraire, que leur présence est déterminante pour l’avenir du pays.

Le vieux problème de la « russophilie » arménienne refait surface. Celle-ci est largement imposée par les circonstances car l’Arménie, enclavée entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, est menacée par ses ennemis. La situation était à peu près la même, voici cent ans : en 1920-1921, au moment de la soviétisation, les Russes, c’est-à-dire l’Armée rouge, furent accueillis à Erevan en « sauveurs ».



Read more:
Arménie : une leçon d’histoire d’une actualité brûlante

Un jeune Russe âgé de 22 ans arrivé à Erevan en mars 2022 pour…

La suite est à lire sur: theconversation.com
Auteur: Taline Ter Minassian, Historienne, professeure des universités. Directrice de l’Observatoire des États post-soviétiques (équipe CREE), Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)