Et nous allions nous ennuyer dans des cafés

Ce 2 février, paraît Fragmentation, le dernier livre de Patricia Farazzi aux éditions de l’éclat. « Les 30 chapitres de ce livre sont comme les fragments d’une histoire qui s’est déroulée en Amérique latine dans les 30 dernières années du vingtième siècle, au cours desquelles des populations furent torturées, assassinées, effacées, sans qu’à ce jour les bourreaux soient le moins du monde inquiétés. À travers les histoires de personnages contraints à l’exil, le souvenir des massacres emprunte le chemin des mémoires chancelantes. » Nous en publions ici deux fragments.

Extraits Fragmentation Patricia Farazzi (éditions de l’éclat, 2 février 2022)

Et nous allions nous ennuyer dans des cafés

Le temps. Le temps pourquoi ? pourquoi se remémorer ? pourquoi l’intraitable amoncellement des grains. La construction incessante des vies. Sinon quoi ? Quoi ? si l’on cesse de nourrir l’ombre ?
Et nous allions nous ennuyer dans des cafés, laissions tourner autour de nous les silhouettes et les voix. Le temps de l’ennui était dérobé au temps de notre labeur harassant ou monotone. De la liberté, nous ne connaissions que ces moments feuilletés en douce dans la coulisse du réel. Leur réel. Celui où nous avons figuré si longtemps sans noms et sans bande-son.
De la liberté nous connaissions aussi la lente maturation de notre fuite impossible. Et nous nous préparions à fuir en nous-mêmes.
Avons-nous été condamnées pour ennui ? par ennui ? Cela pouvait-il être un prétexte suffisant à notre ? notre quoi ? suppression ? disparition ?

Dans ma boule de verre achetée à la sauvette, on aurait vu une table, une banquette, des verres, et nous, le menton dans la main, les yeux dans la buée sur les vitres. Des femmes. Des femmes se réunissaient là. Nous n’attendions personne, nous n’espérions personne. Nous étions déjà étrangères à notre état. Plus loin, vers le port, des centaines de femmes avaient été transformées en marchandises, en objets utilitaires. Et nous, nous avions échappé à la traite. Et nous avions un métier. Et des rêves. Et une autre idée de la solitude.
Nous étions des femmes. Étrangères dans l’étrangeté de ce mot. À celles qu’ils ne pouvaient acheter, ils réservaient d’autres méthodes. Ne pouvant obtenir notre soumission par diverses monnaies trébuchantes, ils nous faisaient trébucher et payer, nous. Toutes les devises, toutes les espèces étaient acceptées. Y compris les grammes de chair. Ne nous offraient-ils pas le théâtre de leurs…

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Auteur: lundimatin