Fond d'oeil- Caroline Cranskens

Dans Fond d’œil (éd. Les Étaques), Caroline Cranskens, en trois volets, Soif, Fragments d’œil, Boîtes noires, tente de dynamiter le langage dominant si bien vissé au crâne et aux lèvres. Écrire pour sortir de l’ombre et exister. Écrire pour « en finir avec le miroir blanc » qui nous empêche de voir de l’autre côté. Dans la lignée du « dérèglement de tous les sens » (Rimbaud, Lettres du voyant, 1871), l’autrice mène une lutte au corps à corps avec la langue et ses geôliers. Face aux ordres de tous poils, masculins et sécuritaires, sa poésie déserte le terrain labouré des joutes sémantiques et puise dans les visions fantastiques logées au fond de l’oeil, là où toutes les couleurs explosent en un noir phosphorescent. Lundimatin, en lien avec les éditions Les Étaques, publie ici le premier volet de ce recueil débordant.

« Me retenir est devenu un luxe tactique, qui ne va pas durer. »
Robin Morgan, Monster

À CELLEUX QUI TIENNENT ENCORE DEBOUT

Nous avons essayé d’avoir
L’air vivant
De nous nourrir de mensonges
Et de poussières
Nous avons changé de profil
Le bras ballant
Et de temps en temps
Nous avons même été dociles
Nous avons fait semblant
De boire
L’eau ne nous faisait rien depuis longtemps
Elle était impuissante à nous convertir
Au rouge du désespoir
Dans ce grand fond du monde, les êtres reviennent toujours de la même façon
Ils ne prennent jamais la route
Et stagnent dans le bleu du temps
Avec leurs cadavres de rois et de princesses
Qui moisissent

Que cherchez-vous ?
Que faites-vous ?
Toujours à recommencer
Vos offices de misères
Les petites croix petites planchettes
Avec les poches remplies de clous
Je ne veux plus faire de trous pour ma pomme
Mais je veux bien les faire pour vous
Tout est plus facile à présent
Ne craignez rien : je vous abandonne
Le cœur écartelé
Et la peau accrochée
À la branche du serpent

SOIF

Méthodiquement
Dans la nuit fendue
Je dévisse et revisse les racines molles
Qui font tenir
Les mots morts
Dans la bouche

Je revisse et dévisse
La grande gueule soûle
Qui réduit le corps
À quelques pièces détachées
C’est assez tard
Le verbe ouvre de force
La mâchoire
À l’oreille c’est plié
Toutes les versions se vissent
Sauf une
Qui résiste
Là où la langue est
Vivante crachée
Vraie de nerfs et de rage
Une langue faite rasoir
Et lames de fond
Qui se fiche au ventre
Avec l’autre mémoire
La feuillue la cornue
La jaune sang

(En bas c’est jeté
Sous chape
Ou bien dans l’axe…

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Auteur: lundimatin