Frédéric Lordon : “Cette police est foutue, raciste à cœur, hors de contrôle, devenue folle de violence, d’enfermement dans le déni collectif et n’a que les épisodes d’attaques terroristes pour se refaire la cerise” Première partie

A l’occasion de la sortie le 18 septembre dernier de l’ouvrage collectif sobrement intitulé “Police” aux éditions La Fabrique, on s’est dit qu’on avait là une très bonne occasion de s’entretenir avec l’économiste et philosophe Frédéric Lordon sur tout un tas de choses. Avant de l’interroger sur le rôle des intellectuel(le)s en France (dont le sien) et un concept de “république” parfois creux et galvaudé, utilisé à gauche comme à droite, la première partie de l’entretien se voit consacrée à la police et sa “légitimité”, la question de son abolition et si elle ne prend pas une place trop hégémonique au point d’en oublier nos luttes économiques, politiques et sociales initiales. Par Selim Derkaoui et Nicolas Framont.

Dans l’ouvrage collectif Police, tu te demandes “Quelle “violence légitime” ?”, expression régulièrement utilisée par le “haut” hiérarchique, qui parle alors de “monopole de la violence légitime” (telle que la préfecture, la DGSI, le gouvernement, les politologues et experts de plateaux TV, etc). Or, des violences policières dans les quartiers populaires, qui existent depuis déjà plusieurs décennies, à la répression des Gilets Jaunes, les Français et Françaises commencent à devenir de plus en plus méfiant(e)s à l’égard de leur police. Mais d’où provient cette “légitimité”, qui semble aujourd’hui contestée ? 

Il faut en effet commencer par s’interroger sur ce que c’est que la légitimité – en général – puisque, à propos de la police et de sa violence, c’est devenu le lieu du débat. La légitimité n’est pas une qualité occulte comme disaient les Scolastiques, ou une qualité substantielle, acquise une fois pour toute – par exemple par l’épreuve électorale. La légitimité est le produit d’une formation imaginaire collective, en tant que telle constamment à produire et à reproduire. Pour dire les choses simplement, une institution est légitime si, et tant que les gens considèrent qu’elle est légitime. On dira que c’est là une parfaite circularité. C’est vrai. Mais le monde social ne cesse de fonctionner par l’effet de ce type de circularité. Car c’est la circularité de la croyance, et le monde social est farci de croyances, il ne tient même que par ça. Reproduire un ordre social, reproduire ses institutions, les maintenir dans la « légitimité », suppose de reproduire et de maintenir la croyance – croyance que ces institutions sont bonnes, que leur action est juste et justifiée, etc.

C’est pourquoi tout ordre social, en vue de sa persévérance, doit mobiliser des forces de l’ordre symbolique en supplément des forces de l’ordre physique, les premières ayant pour vocation de minimiser le recours aux secondes, et de rendre ce recours acceptable quand néanmoins il doit avoir lieu. Alors l’ordre social et le pouvoir produisent continûment du discours et de l’image sur la police, dont la consolidation symbolique est un enjeu vital puisque la police est la solution de survie de dernier ressort – c’est bien ce que la séquence des Gilets Jaunes a mis dans une lumière crue : nous savons maintenant comment les choses tournent quand un pouvoir ne tient plus que par sa police.

Le discours légitimateur de la police est fait de la conjonction d’une multitude de discours, ou de productions symboliques, formellement indépendantes, et cependant remarquablement alignées

Au passage, c’est là qu’on voit ce que c’est que l’hégémonie au sens de Gramsci : tout autre chose que l’action de propagande d’un pôle unique comme le pouvoir d’Etat. L’hégémonie est l’effet diffus mais pénétrant d’une multitude d’instances de production symbolique, dont les actions sont en apparence tout à fait indépendantes les unes des autres, mais dont la coordination de vues, de messages, est objective, et objectivement adéquate à l’ordre social. Par exemple, personne n’a besoin de réunir et de coordonner formellement Christophe Barbier, Jacques Attali, Emmanuel Lechypre, Philippe Aghion, Dominique Seux, Jean Tirole, Didier Migaud, Bruno Le Maire, Léa Salamé, Geoffroy Roux de Bézieux, pour obtenir des discours parfaitement et objectivement coordonnés – qui à la limite ne font plus qu’un : le discours du néolibéralisme économique.

En gros l’hégémonie de Gramsci, c’est l’équivalent au niveau politique de l’habitus de Bourdieu au niveau sociologique : ça produit des effets d’orchestration sans requérir aucun chef d’orchestre (Bourdieu). Eh bien de même avec la police. Le discours légitimateur de la police est fait de la conjonction d’une multitude de discours, ou de productions symboliques, formellement indépendantes, et cependant remarquablement alignées, où l’on trouve : évidemment les discours institutionnels du pouvoir politique et de l’administration policière, de la justice également dans ses opérations de couverture, mais aussi du journalisme de préfecture, qui est le propre d’à-peu près tous les médias audiovisuels, additionné de tout le travail de justification des « experts » et des éditorialistes, notamment des chaînes d’information continue, enfin, et peut-être surtout, le travail au long cours, fictionnel ou « documentaire », pour imprégner les esprits…

Crédit photo : Stéphane Burlot pour “Ballast”.

Auteur : Rédaction Frustration Mag
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