Islam en France, en Angleterre et en Allemagne : des histoires différentes par-delà les frontières

L’analyse de discours publics en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne montre que les récits sur l’islam et les musulmans constituent de véritables champs de bataille spécifiques à chaque contexte, comme je le décris dans mes travaux de thèse.

En Allemagne, les discours sur l’islam s’articulent autour de la notion de culture. D’un côté, la majorité de l’élite politique défend une identité allemande fondée non plus sur une culture traditionnelle mais sur une adhésion constitutionnelle (Verfassungspatriotismus). De l’autre, une minorité politico-médiatique défend le retour d’une vision monoculturelle de l’identité allemande (Leitkultur).

Dans cette lutte narrative, l’extrême droite incarnée entre autres par l’AfD (Alternative für Deutschland), assimilée à l’héritage traumatique de l’Allemagne nazie, fait office d’ennemi numéro 1, bien plus que l’islam, même radical. Les discours sécuritaires sur l’islam, s’ils sont virulents, restent donc circonscrits à l’extrême droite et à quelques discours médiatiques, comme ceux d’Alice Schwarzer ou Birgit Kelle par exemple.

En Grande-Bretagne, les discours sur l’islam s’articulent autour de deux conceptions du libéralisme plutôt que de la pratique religieuse. D’un côté, un libéralisme idéologique, conçu comme le mode de vie britannique à préserver tantôt face à la menace terroriste, tantôt face à celle de l’Union européenne, sous domination allemande et permettant une immigration incontrôlée. Ce libéralisme idéologique s’est incarné, entre autres, par l’affirmation d’un libéralisme « musclé » par l’ancien premier ministre David Cameron contre un multiculturalisme jugé neutre et passif.

De l’autre, un libéralisme compris comme un mode de gestion des différences (multiculturalism), hérité de la construction impériale britannique, afin de faire face aux menaces populistes et nationalistes. Dans cette lutte, c’est l’Europe continentale qui, bien plus que l’islam, constitue l’objet d’identification et de contre-identification des élites politiques et médiatiques britanniques, avec le Brexit comme paroxysme.

Et en France ?

En France, les récits sur l’islam se construisent par rapport à la religion, opposant deux conceptions de la laïcité. D’un côté, les partisans d’une laïcité axiologique, ou laïcité-valeur, conçoivent la laïcité comme la valeur refuge contre une « menace islamique », réelle ou perçue. De l’autre, les défenseurs de la laïcité constitutionnelle mobilisent la laïcité comme un principe de régulation du fait religieux pour inclure les Français musulmans dans la République.

Alors qu’elle ne repose sur aucun texte de loi, la laïcité axiologique est parvenue à devenir la représentation majoritaire de la laïcité française, et ce depuis la première affaire du voile en 1989. Paradoxalement, la laïcité constitutionnelle, qui repose pourtant sur la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État et sur le préambule de la constitution de 1946, peine à se faire entendre dans le débat public.

Les discours sur l’islam révèlent donc une lutte entre deux acceptations du libéralisme politique. Les partisans de la Leitkultur, du muscular liberalism et de la laïcité axiologique conçoivent le libéralisme politique comme un ensemble de « valeurs communes », auxquelles les nouveaux arrivants doivent s’assimiler.

Au contraire, les partisans du Verfassungspatriotismus, du multiculturalism ou de la laïcité constitutionnelle, comprennent ce même libéralisme comme les « règles du jeu communes » pour des sociétés de facto multiculturelles.

Ces champs de bataille narratifs européens donnent à voir ce qui est acceptable ou coûteux politiquement dans le débat public national.

Des sensibilités propres à chaque contexte

La désignation de la culture (musulmane) comme menace est plus acceptable en Allemagne et en Grande-Bretagne qu’en France, où les acteurs politiques s’aventurent rarement à cibler explicitement une culture. Au contraire, dénoncer la religion (musulmane) comme menace est plus acceptable dans le contexte français, où la religion est considérée comme une opinion, alors qu’elle comporte un coût politique élevé en Grande-Bretagne et en Allemagne, où la religion est considérée comme partie intégrante de l’identité de…

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Auteur: Jeanne Prades, Docteure en Science politique – Chercheure associée au Laboratoire interdisciplinaire de Polytechnique (LinX), École polytechnique