« J'adopte les bons réflexes »…

En quelques années, l’espace public s’est trouvé envahi par une forme langagière apparemment innocente consistant à formuler des injonctions à la première personne : « je monte et je valide », « je fais attention aux hommes en jaune », « j’en profite », etc. Cette idée a vraisemblablement germé chez les techniciens de la communication marchande, mais la tournure s’est vite généralisée comme une forme normale d’expression publique. Les pouvoirs institutionnels en font désormais eux-mêmes usage. La métropole de la ville de Marseille, par exemple, pour inciter les gens à déposer leur sapin de Noël au bon endroit, fait savoir par affiches : « pour des fêtes écoresponsables j’adopte le bon réflexe ».

Lire aussi Grégoire Chamayou, « De la consigne au recyclage », Le Monde diplomatique, février 2019.

L’avantage d’une telle formulation, c’est qu’elle n’a pas l’apparence d’une prescription ou d’un ordre. Ce n’est plus vraiment une parole adressée par quelqu’un à quelqu’un d’autre, comme dans un ordre ordinaire (« veuillez déposer ici votre sapin », « veuillez valider votre ticket »…). Au contraire, la distance entre le donneur d’ordre et celui qui le reçoit est abolie, de manière à supprimer l’ordre lui-même. Reste l’énoncé seul, tel qu’il est supposé sonner dans la tête du sujet quand il se parle à lui-même, et qui n’est plus un ordre mais une description : le voilà en train d’avoir les bons réflexes, de valider son ticket, de ramasser ses crottes de chien, etc. Il n’est plus un impératif, mais un indicatif, qui se borne à constater un événement déjà en cours, auquel on dénie la possibilité de ne pas avoir lieu.

L’ordre, en général, se tient dans un passé à l’égard de l’action qu’il ordonne : l’exécution succède inévitablement à l’ordre, la médiation nécessaire étant la subjectivité pensante de celui à qui l’ordre s’adresse, qui comprend l’énoncé et le traduit en actions. C’est ce qui distingue un commandement d’une commande, au sens mécanique du terme. Ici au contraire la distance temporelle, et avec elle la médiation de cette subjectivité, a été entièrement résorbée, et l’énoncé n’arrive plus que pour constater la bonne exécution de l’action. L’écart entre la parole et l’action, qui fait de la parole un moyen de gouverner les hommes, toujours difficile et incertain, mais en tout cas humain, a été aboli.

Tout ordre…

La suite est à lire sur: blog.mondediplo.net
Auteur: Cédric Lagandré