La bande dessinée est-elle en voie de « gentrification » ?

Si ces dernières semaines, le monde de la bande dessinée francophone a été mis en lumière, c’est surtout en raison de la polémique autour de l’exposition que le festival d’Angoulême comptait consacrer au travail de l’auteur et dessinateur Bastien Vivès, accusé par des associations de faire l’apologie de l’inceste et de la pédopornographie dans certains de ses albums et de ses propos sur les réseaux sociaux – l’exposition ayant finalement été annulée. Sans rentrer dans les détails de cette polémique, elle montre combien la bande dessinée fait désormais partie du monde de la culture « légitime » : elle est connue, reconnue, scrutée ; de plus en plus d’autrices et auteurs de bande dessinée sont devenus des personnages publics.

À l’université Paris 3, dans mon cours intitulé « Cultures à l’état vif », je retrace les trajectoires sociales de pratiques culturelles nées dans les milieux les plus pauvres, les plus minoritaires, les moins éduqués ou chez les plus jeunes ; cultures des « marges » à leurs débuts, comme le jazz, le rap et le rock, ou cultures dites populaires comme le cirque ou le théâtre de rue, le cinéma et la photographie aussi, elles connaissent souvent une ascension qui finit par les classer dans la culture « légitime », ou à les institutionnaliser. Pourtant, ces pratiques, lorsqu’elles émergent sont tantôt exécrées, tantôt raillées, toujours discréditées esthétiquement par les élites intellectuelles.

Avec le temps cependant, bien souvent, elles deviennent dignes d’intérêt(s) pour les catégories sociales les plus favorisées. Acquérant le statut « d’art intermédiaire » par rapport aux Beaux-Arts, certaines disciplines semblent même être érigées au rang d’art à part entière.

Ce fut le cas de la BD ce 26 octobre 2022, qui faisait son entrée au Collège de France avec le cours inaugural de l’historien Benoît Peeters. Apothéose de reconnaissance artistique pour une discipline qui était déjà adoubée avec l’entrée à l’Académie française de l’historien et critique de bande dessinée Pascal Ory en 2021 puis désormais avec Catherine Meurisse, première dessinatrice de bandes dessinées entrée à l’Académie des beaux-arts, le 30 novembre 2022. C’est la concrétisation d’un processus institutionnel de légitimation de la planche devenue art. La BD avait en effet coché au fil du temps toutes les cases de cette trajectoire ascendante désormais bien connue que l’on nomme depuis les travaux de Roberta Shapiro : artification.

En apôtre de cette artification, Benoît Peeters exposait ainsi sur France Culture ce même 26 octobre, durant plus d’une heure, toutes les raisons qui permettent de considérer la bédé comme un art. Dès le début de l’interview, il lui donne une profondeur historique.

À contre-courant des conceptions communes qui associent la BD au XXe siècle, il fait remonter son origine au début du XIXe siècle en mobilisant la figure de Rodolphe Töpffer, pédagogue, écrivain, homme politique et auteur de bande dessinée suisse, considéré comme le créateur et le premier théoricien de cet art. Il donne ainsi au genre la légitimité de la durée tout en l’inscrivant, dès ses débuts, dans l’histoire de l’art. Il se trouve en effet que Töpffer avait été adoubé par Goethe, « preuve » de la dimension artistique de la BD dès sa création, loin de l’image d’un divertissement enfantin.

Un genre à part entière

Simultanément, pour suivre le processus d’artification, cette historicité devait s’accompagner d’une affirmation de l’originalité esthétique indubitable de la discipline BD, en tant que genre à part entière. Cette reconnaissance d’un procédé, le dessin mis en case, et d’une esthétique unique, incomparable, intervient pour faire de la BD un art véritable. Et Benoît Peeters d’évacuer ce doute persistant en réaffirmant qu’« il y a une poétique de la bédé qui ne mime ni la littérature, ni la peinture, ni le cinéma ». Autonomisation du genre donc, qui se poursuit par l’invention d’une forme, le livre de BD, l’objet de bande dessinée qui n’existait pas véritablement jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Au cours du XXe siècle, enfin, s’invente le langage artistique de la…

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Auteur: Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l’Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Auteurs historiques The Conversation France