La « désindustrialisation » française, une notion à relativiser

Le débat actuel sur l’industrie est dominé par l’idée de réparation d’un passé qui a mal tourné : relocalisation, réindustrialisation, retour au made in France ou au made in Europe. Ces termes sont ambigus. La relocalisation ne peut pas consister essentiellement à faire revenir en France ou en Europe des activités que nous aurions délocalisées en Chine ou ailleurs. Du reste, les délocalisations au sens strict du terme – je ferme une usine et je transfère son activité ailleurs – ont été peu nombreuses. Et elles pèsent peu dans le bilan des emplois perdus.

Ce qui s’est passé avec la mondialisation, c’est une réorganisation complexe des chaînes de valeur, où la part des activités effectuée en France par les firmes d’assemblage, leurs sous-traitants et leurs fournisseurs a baissé, plus ou moins fortement selon les cas, allant parfois à presque zéro, comme dans certains secteurs de la consommation grand public. (Le made in France, selon l’Insee, représente 81 % de la consommation totale des Français, mais seulement 36 % de celle des biens manufacturés).

Les grandes entreprises françaises ont joué activement ce jeu du déploiement international des chaînes de valeur, à la fois pour baisser les coûts et pour aller à la rencontre des marchés en croissance. Il y a, de ce fait, une économie française off-shore très importante. Les entreprises françaises emploient environ six millions de personnes à l’étranger, dont plus de la moitié dans les services. L’industrie allemande, située sur des créneaux à plus forte valeur ajoutée, a privilégié au contraire l’exportation à partir de son territoire. Elle est donc très vulnérable aux coûts de production sur ce territoire national, comme on le voit aujourd’hui avec l’énergie.

Nouvelles articulations

Il y a beaucoup à faire pour regagner des productions sur le sol national (et européen), notamment pour les biens de consommation courante. Mais l’enjeu n’est pas d’organiser le grand rapatriement des usines ayant migré à l’autre bout du monde. Il est de développer des activités nouvelles, de prendre ou de reprendre des positions stratégiques dans les chaînes de valeur, y compris dans les maillons logistiques (les ports notamment) et de réduire nos dépendances.

Pour cela, il faut comprendre avant tout la nouvelle géographie de la valeur et de l’indépendance, qui ne se superpose pas simplement à celle de la production physique. Il faut regarder l’avenir autrement que dans le rétroviseur. Ce qui émerge sous nos yeux, c’est bien sûr une conjoncture très différente (néoprotectionnisme, pandémie, Ukraine). Mais ce sont aussi de profondes transformations, beaucoup moins visibles, dans les manières de produire, en particulier sous l’effet de la révolution numérique.

Ce sont de nouvelles articulations entre techniques, organisations et imaginaires qui redéfinissent ce que nous pouvons appeler « industrie ». Il s’agit de comprendre ces nouvelles réalités, qui nous éloignent de plus en plus des imageries conventionnelles. […]

Désindustrialisation ? Oui et non

Notre pays, comme d’autres en Europe, s’est-il « désindustrialisé » ? Bien entendu, il y a derrière ce terme une réalité, qui s’impose dans nos paysages – même si on remarque davantage les hauts fourneaux rouillés que les nouvelles activités, parfois très sophistiquées, qui se créent dans le secret de boîtes en aluminium banalisées aux abords de nos villes ou dans nos campagnes.

Dans les dernières décennies, notre pays a incontestablement perdu en substance industrielle, notamment dans les secteurs des biens de consommation courante (électroménager, électronique de loisir, jouets, habillement, etc.), qui sont aujourd’hui massivement importés, et qu’il serait évidemment plus écologique et parfois plus économique de réinscrire dans des chaînes plus courtes.

Envoyer le bois de nos forêts en Chine pour le faire revenir sous forme de meubles est absurde. On pourrait multiplier ce type d’exemples. Mais la ritournelle de la « désindustrialisation » doit être relativisée. La production industrielle réalisée sur le sol national a plus que doublé en volume depuis les années 1970, malgré un grand trou d’air après la crise financière.

[Plus de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands…

La suite est à lire sur: theconversation.com
Auteur: Pierre Veltz, Professeur émérite, École des Ponts ParisTech (ENPC)