La littérature populaire, aux origines de la pop culture

L’histoire littéraire s’est construite sur un mensonge : elle a largement occulté sa part populaire et la conquête du grand public par l’édition, fruit d’une dynamique qui la place au cœur des industries culturelles. C’est cet autre visage de la littérature que ce livre donne à voir. Puisant dans des archives inédites, il retrace l’histoire chorale de celles et ceux qui, autour des Presses de la Cité et du Fleuve Noir, ont façonné à partir des années 1950 les genres majeurs de l’imaginaire contemporain : espionnage, policier, science-fiction, érotisme… Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux explorent cette histoire dans leur ouvrage « Aux origines de la pop culture. Le Fleuve noir et les Presses de la Cité au cœur du transmédia à la française, 1945-1990 », paru aux éditions La Découverte. En voici un extrait.

Les règles implicites du roman noir des trente glorieuses définissent les rôles genrés : aux femmes sont échues la douceur ou la séduction érotique ; aux hommes la force virile et la volonté. Quand ce modèle est transgressé, la remise en ordre se doit d’être particulièrement cruelle. Parce qu’il n’est pas tout à fait un homme, le héros trompé par sa partenaire se retrouve humilié et abaissé – avant de se rebeller avec plus ou moins de succès.

Héroïsme en crise

Si le mari trompé est le plus souvent un minable, il entre en résonance avec d’autres figures de ratés : détectives à la petite semaine, artistes n’ayant jamais percés, employés médiocres… Le déclin ou l’échec social sont ainsi généralement associés à une mise en crise de la masculinité. Comme l’épouse du héros de La Nuit du chat (Adam Saint-Moore, 1967) le lui crie au visage au terme du récit : « Je ne voulais pas finir ma vie avec un minable incapable de me procurer l’existence que je méritais ! Je ne voulais pas finir ma vie dans un petit appartement miteux et rouler avec des bagnoles d’occasion payées à tempérament pendant que mes belles-sœurs et mes amies roulaient en Triumph et se payaient des croisières sur le France. » Il n’est pas anodin que cet homme humilié soit un ancien militaire ayant servi durant la guerre d’Indochine. Il incarne en effet l’héroïsme en crise de ses aînés, lui qui est condamné à une vie médiocre et sans perspective d’avenir. En restaurant l’ordre, il réaffirmera sa masculinité, envoyant sa femme droguée derrière les barreaux avec l’aide d’une très jeune fille qui reconnaîtra en lui l’homme que sa femme ne reconnaissait plus.

Sa situation n’est pas très éloignée de celle du héros de Pierre Vial, qui cherche à « vaincre enfin cette veulerie dont il [a] honte » et à « endosser une nouvelle peau », afin d’« obtenir son “certificat d’homme” » (On ne tue pas n’importe qui, 1962). Il s’agit explicitement de restaurer un ordre genré en réaffirmant une masculinité blessée, qui ne touche pas seulement à la sexualité (même si les métaphores d’impuissance sont courantes), mais également au rôle social : être un homme, c’est aussi réussir dans la société, subvenir aux besoins du foyer et pouvoir être admiré de sa compagne.

Dans les intrigues violentes des récits criminels, tout se passe comme si se mêlaient la question des rapports genrés et celle de la réussite sociale. Les travaux sur la virilité ont montré les liens qui se tissaient, depuis la Seconde Guerre mondiale, entre les redéfinitions de la masculinité et les transformations du champ social, avec le déclin des métiers physiques (définissant un modèle de virilité ouvrière) au profit d’emplois répétitifs ou bureaucratiques. Être un homme, c’est alors négocier entre une situation sociale et un idéal de masculinité hérité des modèles antérieurs. Pour le héros du Fleuve noir, il s’agit de réaffirmer une masculinité archaïque dans un contexte où celle-ci n’a plus tout à fait sa place.

Dans cette perspective, on peut interpréter les nombreuses figures de gangsters et de « petites frappes » comme les vestiges de cette masculinité populaire en crise. Si ceux-ci reconduisent un modèle de virilité proche de celle du « dur à cuire », leur brutalité avec les femmes n’a plus l’attrait qu’elle avait dans les récits hardboiled (ce terme qualifie un genre littéraire proche du roman noir, où le protagoniste est typiquement…

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Auteur: Loïc Artiaga, Maître de conférences en histoire culturelle , Université de Limoges