Et puis un jour, j’ai décidé que c’était fini.
C’est la conjugaison qui m’avait guidée. Comme dit le poète Jack Spicer : c’est mon vocabulaire qui m’a fait ça. Je ne pouvais pas dire : maintenant c’est fini, mais j’entendais plutôt que c’était fini – la conjugaison donnant une perspective ou l’esprit d’une pensée qui n’était pas encore tout à fait élaborée mais proche, patiente, la pensée de la fin de quelque chose qui devait signifier le début d’une autre. Ça n’était pas forcément une bonne nouvelle, parce que j’allais me retrouver avec des impressions que je n’arriverai peut-être plus à rapporter à celles des autres, des impressions que peut-être d’autres avaient eu et qu’on avait partagé sans y faire attention. C’était fini, la catastrophe, le désastre. Ils avaient écrit des mots dans ma tête, j’avais trouvé un rythme pour raconter ça, ça rendait le réel presque harmonieux. Et puis les mots ont arrêté d’affluer progressivement, on m’avait coupé le robinet collectif de l’inconscient traumatique, je marchais dans la rue complètement abandonnée du langage et des gens. Les gens aussi s’étaient peut-être abandonnés en route, c’était mon hypothèse, ma métaphysique du moment : au fond, je ne comprenais pas comment les gens vivaient, comment chacun était sorti de chez soi, comment chacun était revenu. Ma lisibilité des choses s’était fragmentée en opinions à court terme, les opinions naissaient très vite et on oubliait très vite. A la synchronisation des vies dans le grand corps pandémique avait succédé une réalité autrement massive, qui donnait l’impression qu’on savait déjà ce qui allait arriver, que c’était prévu, et en plus que c’était inévitable. L’extrême droite mondialisée, la destruction de la planète. On se fascinait pour ce destin annoncé, on se cognait contre la vitre. Le pire attirait. Mais ce on, je me disais, cet imaginaire-là n’existait pas ; pas autrement que comme médiatisation capitalistique des psychés, une sommation imaginaire dont il fallait sortir sans passer par le complotisme, sans passer par la vérité, sans passer par la foi. Un jour j’ai décidé que ça suffisait. J’avais en tête le titre d’un texte de Jacques Derrida : D’un ton apocalyptique naguère utilisé en philosophie, qui reprenait un autre titre de Kant, qui déjà s’en était pris à – comment appeler cela ? – le désir d’impressionner, de séduire, peut-être, de trop séduire par la fin des choses, qui…
La suite est à lire sur: lundi.am
Auteur: lundimatin