Le deuil secret de Walter Benjamin

En dépit de la célèbre (et médusante) réplique de Mallarmé à Degas, il arrive parfois au poète de pouvoir confier une idée à la Bouche d’Ombre – et que celle-ci s’en saisisse comme d’une chance : il arrive parfois au poète de donner vie à un dessein qui sans lui n’eût été qu’un concept en l’air, pas même une velléité.

C’est bien elle, ce ne peut être qu’elle, la grande voix de la Bouche d’Ombre qui, depuis les arrière-fonds de la mort, aura, pour l’essentiel, dicté à Walter Benjamin les soixante-treize Sonnets écrits entre 1915 et 1925, à la suite du suicide de son ami Fritz Heinle et de sa compagne Rika Seligson en 1914.

De Fritz Heinle nous ne saurons rien, aucun de ces détails mémoriels que semblent vouloir promettre les pierres tombales : « Mon ami, ton existence m’a échappé » [sonnet 34].

Alors ? Alors il faut prendre au pied de la lettre les quelques mots de l’exergue qui, de la main de Walter Benjamin, ouvrent le livre. Ils donnent l’unique clef qui permette d’entrer : « Fritz Heinle était poète, et le seul avec qui je n’eus pas de rencontre “dans la vie” mais dans sa poésie. Il est mort à dix-neuf ans, on ne pouvait le rencontrer autrement. »

En préalable au recueil le point-source est donné par la citation intégrale de la dixième strophe de Patmos, où Hölderlin exprime son interrogation [son décontenancement ?] devant la non-immortalité de la beauté et le mépris ou l’indifférence de Dieu.

Chacun des Sonnets est le lieu et le moment d’un rendez-vous entre l’ami et l’ami sous l’horloge de la mort : « Dans l’arrêt des étoiles la saison regarde/ Depuis la citerne miroitante de ta mort » [sonnet 2]. Nul pathos : « Je suis le timonier de la vie calme » [sonnet 15], mais de constantes plongées pour maintenir au jour, par la poésie et par elle seule, ces adresses intimes à l’ami : « Cœur suspendu sur des fonds insondables » [sonnet 48], et aussi : « Dans les discours murmure encore la rumeur du fleuve » [36]. Parfois Walter Benjamin semble s’adresser par un tutoiement direct à Fritz Heinle : « Si tu te refuses aux ivresses de l’errance » [57] (sans que l’on puisse savoir vraiment s’il ne s’adresse pas également à lui-même), alors que dans d’autres Sonnets il parle de son ami comme s’il était là. Ainsi, cette confidence inouïe, qui ferait oublier que Fritz Heinle est mort, et nous rappelle que par décision inaugurale, pour Walter Benjamin, il n’est pas disparu : « Dans ton corps…

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Auteur: lundimatin