Il est toujours rassurant de constater que, même au cœur des tragédies contemporaines les plus obscènes, nous pouvons compter sur certaines figures de l’expertise mémorielle pour nous rappeler les règles du bon goût juridique.
Dans un article publié dans Le Monde, Vincent Duclert, historien patenté des génocides terminés, nous enseigne avec la hauteur qui sied aux grands esprits qu’il ne faut surtout pas s’empresser de qualifier ce qui se passe à Gaza de génocide. Et il a raison, bien sûr. Car l’histoire – la vraie, la sérieuse, la décantée – ne peut s’encombrer de chair fraîche. Elle réclame du marbre. Des faits refroidis. Du recul. Beaucoup de recul. De préférence une génération ou deux. Gaza ? Trop vivant, trop saignant, trop pixellisé.
Attendons que les charniers soient secs, que les enfants démembrés deviennent invisibles, et que les ruines soient rebâties, alors, peut-être, pourra-t-on envisager une hypothèse génocidaire, si toutefois le climat politique international le permet.
Duclert nous met donc en garde : ne pas céder à la tentation de l’émotion. Un massacre retransmis en direct, commenté par ses propres auteurs, justifié par des discours publics appelant explicitement à l’annihilation d’un peuple, tout cela ne constitue encore qu’un ensemble d’« indices ». Il faut, dit-il, des « preuves ». Et sans doute aussi une jolie typographie, une bibliographie conséquente, quelques colloques feutrés, et un comité d’experts en latin judiciaire pour, enfin, libérer le mot interdit : génocide.
Car c’est bien là le paradoxe de l’orthodoxie mémorielle : elle célèbre la mémoire des peuples exterminés, mais elle s’offusque qu’on ose parler trop tôt de ceux en train de l’être. L’historien Duclert, qui fut si prompt à analyser les mécanismes du génocide des Tutsi – trois décennies après les faits –, réclame désormais, pour Gaza, de la « prudence »,…
Auteur: Khaled BOULAZIZ