Le petit lien du week-end : le liseur d’affiches et de réseaux sociaux

C’est un texte d’un auteur très confidentiel. Jean-Antoine (dit John) Petit-Senn. Ecrivain suisse du 19ème siècle. Ce texte s’intitule « Le liseur d’affiches. Croquis Genevois ». Il est librement accessible sur la Bibliothèque électronique de Lisieux (qui fut l’une des toutes premières bibliothèques numériques au monde à diffuser des textes du domaine public, bien avant Google c’est tout dire …).

Il m’intéresse car par bien des aspects il offre une description archétypale, un éternel, un invariant, de ce qui pourrait aujourd’hui être celle de l’usager des réseaux sociaux. Faites-en l’expérience. Oubliez le « liseur d’affiche » et parcourrez le texte qui suit en imaginant que la description est celle d’un internaute parcourant non des affiches mais les fils d’information de ses réseaux sociaux, Facebook, Twitter, Instagram et les autres.

Je reproduis ici le texte et vous place en italique les passages qui font écho chez moi à ces invariants que l’on observe, soit parce que l’on peut les transcrire directement à l’usage des réseaux sociaux, soit parce qu’ils en sont le portrait mais en creux.

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Pour lire un journal, il faut le tenir à la main, en tourner les pages, c’est incommode : pour l’avoir à soi, il faut payer un abonnement, être d’un cercle ou entrer dans un café, c’est coûteux : les caractères d’impression en sont parfois imperceptibles pour les myopes, c’est désagréable : les maximes en déplaisent souvent c’est irritant : il n’en est pas de même des affiches, genre de publicité inoffensif, économique, accessible aux plus mauvaises vues ; on les lit dans une pleine et entière liberté sesmembres, le nez dans son manteau ; on n’a point à attendre son tour. pour en prendre connaissance ; elles sont en regard de la voie publique, elles satisfont l’impatience d’une foule de curieux à la fois ; aussi ce genre de lecture à la portée de tous est-il goûté par bon nombre de personnes qui peuvent s’y livrer en plein vent, exposées à un air pur, placées contre un mur de rue, comme des pêchers en espalier, le dos sous l’influence d’un soleil bienfaisant ; de là vient sans doute qu’elles prennent racine devant nos lois et nos arrêtés placardés.

Les productions littéraires les plus estimées ne peuvent se flatter, ainsi que les affiches, de fixer comme elles les regards du public. Elles doivent ce succès à leur caractère officiel, à leur langage qui n’est jamais enflammé, à l’intérêt général qui les distingue, à leur position topographique et à la stricte économie qui préside au plaisir que chacun peut se donner en les parcourant. C’est la pâture habituelle du petit rentier qui les déchiffre les mains derrière le dos, avec une attention consciencieuse, en commençant par leur titre, et en ne s’arrêtant qu’au nom de l’imprimeur du gouvernement inscrit au bas de la page ; il croirait faire tort au budget de l’État que de ne pas profiter en plein de la somme qui y est fixée pour la publicité des coins de rues.

Vous le voyez, sa politique à lui n’est pas trop élevée ; il ne se perd pas dans les nuages ; il la trouve à cinq pieds et quelques pouces du sol, quelquefois même un peu plus haut, ce qui le contrarie légèrement, et lui occasionne une lésion des vertèbres du cou. Les expropriations, les ventes forcées, les annonces de mariage, les lois et actes des autorités, les arrêtés de la police, voilà le champ que sillonnent ses yeux et sa pensée, et lorsqu’il veut s’égayer, il trouve ses feuilletons dans l’annonce du spectacle, celle des funambules, des chiens savants, etc. ; en voilà plus qu’il n’en faut pour employer sa journée, exercer ses facultés intellectuelles, et se mettre au courant de tout ce qui se passe de positivement vrai dans notre république ; car remarquez que les affiches sont rarement démenties. Il y règne un ton calme, modéré, basé sûr des faits patents ; aussi j’ignore si les poëtes ne devraient pas maintenant représenter la Vérité adhérente aux piliers plutôt que de la reléguer toujours au fond d’un puits, ainsi que ces messieurs. Le font tous.

Le liseur d’affiches n’est point semblable à ce publiciste qui, les yeux hors de la tête, jure et se démène, un journal à la main, en démentant des nouvelles ou combattant des réflexions étalées à ses regards. Oh ? mon Dieu, non ; il épèle tranquillement les imprimés de la voie publique ; il s’instruit de ce qui arrive sans se mêler de controverser sur ce qui est décidé ; il regarde ce qu’on a fait sans s’inquiéter de ce qu’on devrait faire ; impassible contre l’affiche collée au mur, il semble lui-même collé sur elle ; d’ailleurs en cas d’émotions vives, il serait contenu par la foule d’inconnus qui partagent ses jouissances, ou qui circulent…

Auteur : Olivier Ertzscheid
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