Le sort réservé aux statues de Lénine, révélateur du fossé entre la Russie et l’Ukraine

Au moment de son démantèlement en 1991, l’Union soviétique comptait des milliers de statues représentant son fondateur, Vladimir Lénine (1870-1924). Les quinze républiques constitutives de l’Union, devenues autant d’États indépendants, ont adopté à l’égard de ces monuments des politiques très différentes, qui en disent long sur leur vision politique et historique – ou, du moins, sur celle de leurs dirigeants. On le constate tout particulièrement en examinant les cas, opposés ici comme sur bien d’autres points, de l’Ukraine et de la Russie. Dominique Colas, professeur émérite de science politique à Sciences Po, est l’un des plus grands spécialistes français du léninisme, de l’URSS et de l’espace post-soviétique. Nous vous proposons ici un extrait de son ouvrage « Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine », qui paraît le 20 janvier aux Presses de Sciences Po.

Le 24 février 2022, Vladimir Poutine lance une invasion massive de l’Ukraine lors d’une guerre qui a commencé en 2014 avec le soutien de l’armée russe aux sécessionnistes du Donbass et l’annexion de la république ukrainienne de Crimée par la Fédération de Russie. Trois jours plus tôt, pour préparer cette attaque, il prononce, devant les caméras du monde entier, un discours idéologique menaçant.

Entre autres arguments, il déclare que Lénine est « l’auteur et l’architecte » de l’Ukraine et que ce pays est un produit du bolchevisme, donc une création politique artificielle. Au lieu de mettre à bas les statues de Lénine, ce qu’ils ont fait systématiquement et totalement entre 1991 et 2016, les Ukrainiens devraient les respecter. Selon lui, une partie des citoyens de l’Ukraine se montrent ingrats à l’égard du leader bolchevik et devraient cesser de revendiquer la « décommunisation » de l’Ukraine, car, insiste-t-il, c’est le communisme léniniste qui a créé l’Ukraine.



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Relevons tout d’abord un paradoxe : il existe une contradiction entre la position de Poutine, très hostile à Lénine pour le rôle qu’il lui suppose dans la naissance de l’Ukraine, et la présence en Russie de milliers de statues à son effigie, dont aucune n’a été démolie. Alors qu’il conduit une guerre contre l’Ukraine depuis huit ans, Poutine devrait, pour être cohérent avec lui-même, faire disparaître du sol de son pays la figure de celui qu’il proclame comme l’inventeur néfaste de l’Ukraine. Certes, en Fédération de Russie, on n’honore plus ses effigies comme on le faisait au temps de l’URSS pour l’anniversaire de la révolution d’Octobre, pour celui de la naissance du dirigeant bolchevik ou encore pour le 1er mai. Cependant, Poutine est loin de s’en prendre aux monuments consacrés au leader bolchevik et, plus de trente ans après la fin de l’URSS, le mausolée en marbre où repose son corps embaumé est toujours installé sur la place Rouge à Moscou.

[…] Commençons par établir une brève cartographie des statues de Lénine en Russie, au Bélarus et en Ukraine, avant de les détailler plus loin dans cet ouvrage. En Fédération de Russie, principal successeur de l’URSS, elles se comptent par milliers, à commencer par le monumental exemplaire qui se dresse en plein centre de Moscou sur la majestueuse avenue Lénine longeant la place d’Octobre (renommée place Kalouga en 1992), non loin d’une entrée de métro du même nom.

À Tomsk (Sibérie), Lénine semble contempler cet immense Z aux couleurs du ruban de Saint-Georges, symbole de l’attaque russe contre l’Ukraine. Photographie prise le 28 avril 2022.
Alexander A. Novikov/Shutterstock

Au Bélarus, pays mitoyen de l’Ukraine et de la Russie, assimilable à cette dernière en matière de style politique, les statues de Lénine abondent et ne sont pas menacées. Elles témoignent d’une grande continuité du Bélarus avec son passé soviétique et d’un héritage revendiqué par l’actuel président Alexandre Loukachenko et ses partisans. Cet attachement s’étend bien au-delà des monuments, car le Bélarus sert de base arrière à la Russie dans l’attaque menée contre l’Ukraine depuis février 2022. Sur la place principale de la capitale, Minsk,…

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Auteur: Dominique Colas, Professeur émérite de Science politique, Sciences Po