Il est des étendards qui claquent au vent comme des oriflammes de conquête, et d’autres qui pèsent sur les épaules comme des chaînes invisibles. Choisir un drapeau, c’est choisir un héritage, un récit, une allégeance. Mais sous quelle bannière marche-t-on vraiment ? Sous celle que l’on croit tenir fièrement ou sous celle qui, en silence, nous tient captifs ?
Ulysse, après dix ans d’errance, vit flotter au loin les rivages d’Ithaque et sut qu’il touchait enfin au port. Mais que reste-t-il d’Ithaque quand la mer a tout lavé ? Que vaut un retour quand la maison n’est plus qu’un palais usurpé ? Ainsi en est-il du patriotisme dans un monde rongé par les ombres du passé colonial. Derrière l’appel à l’unité nationale, derrière l’étoffe tricolore brandie comme un talisman, il y a des spectres qu’on refuse de nommer. On veut le drapeau sans l’histoire, l’emblème sans les cicatrices.
La colonialité du pouvoir ne se dissipe pas avec le temps ; elle s’infiltre dans les affects, dans les structures économiques, dans les manières de dire « nous ». Aníbal Quijano l’a montré : elle ne se limite pas à la conquête brute, à la domination visible, elle opère dans la fabrication des subjectivités, dans l’intériorisation de la dette envers la métropole, dans l’assignation identitaire qui fait du citoyen un sujet avant d’être un acteur politique. L’État-nation, dans sa forme moderne, est une production historique liée à la consolidation du capitalisme et de l’impérialisme. Il ne se contente pas de gouverner des corps, il gouverne des récits, des émotions, des attachements, à l’image de ces penseurs qui ont, dans les cendres des empires, débusqué les rouages subtils d’un pouvoir qui se dissimule sous les mythologies nationales. Fanon, déjà, nous mettait en garde contre l’illusion d’une indépendance qui ne serait que la continuation de la dépendance par d’autres…
Auteur: dev