Le temps de la mondialisation est-il fini ?

Le temps de la mondialisation est-il fini ? Sur cette question difficile, deux grandes visions s’opposent. Pour beaucoup d’économistes, le libre-échange est un état naturel du système économique mondial. Toute perturbation – Covid-19, guerre en Ukraine, regain de protectionnisme – ne peut résulter que de disruptions temporaires qui ont tôt ou tard vocation à être corrigées : bouffées d’irrationalité, surgissement momentané de forces politiques bousculant des équilibres économiques autrement harmonieux, etc.

Bien entendu, les économistes qui adhèrent à une telle vision des choses ne nient pas que le libre-échange puisse parfois avoir des effets pervers (pollution, creusement de certaines inégalités). Mais, à l’image du prix « Nobel » américain Paul Krugman, ils considèrent qu’il est presque toujours optimal de préserver le libre-échange ex ante, quitte à utiliser les richesses ainsi créées pour corriger ces effets pervers ex post.

Si l’on s’en tient à cette perspective, la démondialisation apparaît comme un spectre effrayant, qui occulterait deux siècles et demi d’acquis en matière de théorie économique, pour nous replonger dans des époques beaucoup plus sombres. Seul problème : si les conséquences de la mondialisation étaient aussi unanimement positives, comment expliquer qu’elle suscite des oppositions aussi fortes, aussi récurrentes, aussi durables ?

Pour éclairer cela, il faut repenser en profondeur le libre-échange, et comprendre que celui-ci a des coûts qui ont été systématiquement sous-estimés par les économistes. C’est ce changement de paradigme que j’esquisse dans Le temps de la démondialisation (Seuil, 2022). Cette vision alternative permet de comprendre pourquoi, au-delà d’un certain point, le libre-échange peut avoir des coûts beaucoup plus élevés que ses bénéfices. Par là même, de nouvelles formes de protectionnisme peuvent se trouver justifiées.

Qu’est-ce que la mondialisation ?

À nos yeux, le grand malentendu vient de la définition que l’on donne de la mondialisation. Beaucoup d’économistes ont une vision très abstraite de l’échange, que l’on peut résumer ainsi : si A et B sont mutuellement d’accord pour échanger, c’est qu’il y a des « gains à l’échange » entre eux. Dès lors que tel est le cas, les laisser échanger est créateur de valeur.

Ainsi formulé, cet argument vaut aussi bien pour le commerce avec un boulanger de quartier que pour des importations avec un pays du bout du monde. Si l’on raisonne ainsi, il n’y aurait pas de différence de nature entre l’échange proche et l’échange lointain. Il n’y aurait, précisément, qu’une différence de distance, ce qui a conduit nombre d’économistes à voir dans la mondialisation rien de plus qu’un processus d’allongement des distances dans les échanges.

Un recours à l’histoire permet de voir les choses sous un jour bien différent. Certes, l’échange lointain a toujours existé. Mais, pendant longtemps, il restait soumis à des ordres juridiques et politiques territorialisés. Voyager, pour un bien ou un marchand, c’était traverser une série de territoires qui, tous, imposaient leurs règles, leurs taxes, leur vision propre du bien commun. L’échange lointain n’était pas inexistant, mais il devait se soumettre localement à certains objectifs politiques.

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Le droit commercial – d’essence plus individualiste et utilitariste – restait toujours marginal par rapport au droit civil, lequel visait davantage des fins communes, politiques. Le transport maritime lui-même restait profondément territorialisé, puisqu’il s’est longtemps réduit à la pratique du cabotage. Dans une large mesure, la politique économique consistait alors à concilier les intérêts privés des marchands avec une vision du bien commun. Tant que les échanges restaient territorialisés, limiter le libre-échange pour faire primer le bien commun ne posait pas de difficultés majeures.

Le plus grand changement fut la déterritorialisation progressive des échanges, depuis les « grandes découvertes » des XVe-XVIe siècles jusqu’à aujourd’hui. Avec l’ouverture des mers notamment, les marchands ont pu peu à peu s’abstraire du monde…

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Auteur: Guillaume Vuillemey, Professeur associé en finance, HEC Paris Business School