L’économie numérique va-t-elle provoquer une « fuite des cerveaux » à l’envers ?

Digitalisation de l’économie, développement des transports low-cost et télétravail sont autant de facteurs ayant œuvré à l’émergence d’un nouveau mode de vie mêlant emploi et voyage touristique. Celles et ceux qui exercent leur activité professionnelle à l’aide des nouvelles technologies de l’information et de la communication tout en effectuant des migrations fréquentes sont nommés « nomades digitaux » et ce depuis plus de 25 ans. On doit l’appellation à Tsugio Makimoto et David Manners, respectivement docteur en informatique et écrivain, auteurs d’un ouvrage du même nom en 1997.

Bien qu’il reste difficile d’estimer aujourd’hui leur nombre précisément, plusieurs millions de personnes dans le monde seraient concernées. Certains choisissent de tout lâcher pour vivre comme un « back packer » (ce que l’on peut traduire littéralement en « porteur de sac à dos » ou en « routard » éventuellement) ; d’autres préfèrent y consacrer seulement quelques semaines dans leur carrière en passant par des agences spécialisées.

Dans les pays occidentaux, la généralisation du télétravail a déjà conduit des centaines d’entreprises à revoir leur politique immobilière en délaissant les grands centres d’affaires métropolitains : on ne compte plus, par exemple, les mètres carrés de bureaux vides à La Défense. La frange de leurs salariés ayant choisi le nomadisme bénéficie d’une liberté d’installation, dans la mesure où ils répondent aux contraintes imposées par leur employeur.

Cette liberté bénéficie à certains territoires à fort potentiel touristique et où le coût de la vie reste moindre, particulièrement favorables à l’idée d’accueillir cette population qualifiée pour une durée plus longue que des vacances. De là à assister à un exode et à un décentrement géographique inédit ?

Des nomades qui se sédentarisent

Comme nous avons pu le constater au cours de nos recherches, la répartition géographique des lieux privilégiés par ces nomades s’avère très inégale. On voit émerger des « capitales » du nomadisme digital. Elles se trouvent le plus souvent dans des pays du Sud où les prix des biens du quotidien restent relativement faibles comparativement aux revenus des nomades. Il y a par exemple Chiang Mai en Thaïlande ou Medellín, deuxième ville de Colombie en nombre d’habitants.

Encore considérée comme dangereuse il y a quelques années, base opérationnelle du cartel dirigé par Pablo Escobar des années 1970 à sa mort en 1993, la cité colombienne au climat exceptionnel jouit aujourd’hui d’une excellente réputation auprès des nomades numériques. L’arrivée massive de ces individus exerçant leur activité à distance y a modifié la vie de certains quartiers spécialisés dans le tourisme et a conduit à des mutations dans la structure de leur économie.

A Bali où les espaces de coworking et coliving sont légion, on trouve même, comme preuve de l’institutionnalisation du phénomène, une école accueillant les enfants de nomades digitaux. Avec une partie des nomades numériques qui se sédentarise et, progressivement, cherche à s’ancrer localement, il semble que l’on assiste en fait à une sorte de « fuite des cerveaux à l’envers ».

À la manière des néoruraux, ces individus transportent leur capital social, intellectuel et culturel dans leur bagage. Partant d’un scénario où la transformation de séjours courts en déménagements (de migrations temporaires en migrations résidentielles pour utiliser les termes plus techniques) s’amplifie, cela conduira vraisemblablement certains territoires à atteindre une masse critique, avec l’émergence de véritables clusters de compétences.

Ces derniers bénéficieront aux entrepreneurs désireux de mettre à contribution une main-d’œuvre formée et disponible dans leur projet. Dès lors, cela pourrait renforcer une forme de renversement : les travailleurs qualifiés, souvent occidentaux, quitteront leur pays d’origine pour une installation durable dans certains pays du Sud jouissant d’aménités résidentielles et touristiques.

C’est ici la localisation des facteurs de production qui est questionnée. Après avoir attiré des capitaux pour développer leur industrie, certains territoires cherchent volontairement à…

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Auteur: Clément Marinos, Maître de conférences en économie régionale, membre du Laboratoire d’Economie et de Gestion de l’Ouest, Université de Bretagne Sud