L’envers des mots : « Flow »

À mesure que des questions de société émergent et que de nouveaux défis s’imposent aux sciences et technologies, notre vocabulaire s’étoffe, s’adapte. Des termes qu’on croyait déjà bien connaître s’enrichissent de significations inédites, des mots récemment créés entrent dans le dictionnaire. D’où viennent-ils ? En quoi nous permettent-ils de bien saisir les nuances d’un monde qui se transforme ? De « validisme » à « silencier », de « bifurquer » à « dégenrer », les chercheurs de The Conversation s’arrêtent deux fois par mois sur l’un de ces néologismes pour nous aider à mieux les comprendre, et donc mieux participer au débat public.

Écrire un livre sur le rap il y a 30 ans, ou plus récemment encore, nécessitait d’établir un glossaire en bonne et due forme, définissant principalement les nombreux anglicismes piliers de cette part musicale de la culture hip-hop : « flow », « sample », « MC » (Master of Ceremony), « scratches », « egotrip »…

Depuis fin septembre, et alors qu’on fêtera les 50 ans des premières __ parties dans le Bronx en août prochain, on est un peu plus aidé : « flow » est entré dans le Robert ! Signe du succès du rap, mais aussi du slam, et plus largement de la dissémination de formes prosodiques apparentées jusque dans les interactions les plus quotidiennes.

Denis-Constant Martin, anthropologue, a même pu proposer un rapprochement entre Diam’s et les candidats à l’élection présidentielle française de 2007 (Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy) dans son livre sur la rappeuse, intitulé Quand le rap sort de sa bulle – Sociologie politique d’un succès populaire.

Qu’est-ce que le flow alors ? Le Robert reste laconique : « Débit, style de chant, dans le rap ». Dans un glossaire que j’ai établi pour un livre en 2009, sur les idées reçues autour du rap, je notais :

« Débit ou phrasé du rap, façon d’interpréter vocalement les paroles sur une instru(mentale). Correspondant à la signature vocale de chaque rappeur, le flow est le résultat de la conjonction entre la rythmicité de la profération des paroles, la gestion du souffle, les associations de mots entre eux et de leurs sonorités, la tessiture vocale, et bien sûr l’appariement à une instru. »

On peut rapprocher le flow d’autres façons de proférer des paroles en musique : le « Sprechgesang » allemand ou le « chanté-parlé » français qui naissent à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ou encore le « spoken word » américain de la seconde moitié du XXe siècle. À chaque fois, on l’entend, il est question d’un rapprochement, sans recouvrement, entre le parler ordinaire et celui mis en musique.



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Il s’agit donc d’une notion singulière, à la charnière entre la désignation de la technique commune à tous les rappeurs, apprise en s’exerçant patiemment avec des instrus et un métronome pour se placer dans les temps, et celle de la signature individuelle de chacun. À la charnière encore entre musique et paroles, sons et sens, puisque le flow désigne en quelque sorte la musicalité des paroles. À la charnière encore entre rappeur et auditeur, puisque le flow recouvre l’idée d’écoulement, et les effets d’envoûtement associés. C’est sans doute d’ailleurs le principal intérêt de ne pas traduire ce mot, avec cette manière tout américaine (pragmatiste) de se soucier des effets de l’action.

En effet, et on touche là une des particularités du rap, c’est par leur façon particulière d’articuler leurs paroles que les rappeurs convoquent leurs auditeurs de façon explicite ou implicite. À partir du flow, c’est donc la question d’une politique de la voix qui est susceptible d’émerger. Une telle politique adviendrait à travers ces actions vocales particulières des rappeurs, qui prennent pour thématique l’ouverture d’une relation à travers le langage : « j’te rappe/parle ». La parole rap, en figurant une conversation nonchalante avec l’auditeur, fait faire une expérience du politique – au moins celle, élémentaire, de la conversation avec les voisins, de la « démocratie comme mode de vie » selon l’expression du philosophe américain John Dewey.

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Anthony Pecqueux ne travaille pas, ne conseille pas, ne…

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Auteur: Anthony Pecqueux, Sociologue au CNRS, Centre Max Weber, Université Lumière Lyon 2