Les amanites, ces champignons tisseurs de liens

Les amanites tue-mouches, très abondantes cet automne, provoquent en forêt une inquiétude respectueuse. Comme beaucoup d’autres champignons, elles ont une vie secrète, que les humains explorent depuis longtemps pour leurs propriétés hallucinogènes, et, depuis moins longtemps, pour leurs rôles dans les écosystèmes forestiers. Francis Martin, expert des interactions symbiotiques entre les champignons et les arbres, explore dans son livre publié aux éditions Salamandre les liens que tissent les champignons – entre les hommes et les esprits, mais aussi avec les plantes. En voici un extrait.


Impossible de rater ce beau champignon. Il se reconnaît entre mille avec son long pied blanc cerclé d’un anneau, sa volve et son large chapeau plat, rouge, tacheté de verrues blanches. Cette amanite abonde dans les forêts de feuillus et de résineux, souvent en compagnie des cèpes. Belle et élégante, elle est pourtant devenue l’un des symboles de la sorcellerie dans l’imagerie traditionnelle.

C’est vrai, elle contient en abondance des poisons toxiques, mais même écrasée dans le lait, elle ne tue pas les mouches. La muscarine, la toxine potentiellement mortelle qu’elle contient en faible quantité, ne résiste pas à la cuisson. Sa consommation est donc rarement mortelle. En revanche, elle contient de fortes concentrations de composés psychoactifs proches de neurotransmetteurs majeurs du système nerveux central dont ils miment les effets, le muscimole et l’acide iboténique. Ces substances perturbent la transmission neuronale du cerveau des mammifères et, de ce fait, elles stimulent le psychisme et provoquent des modifications sensorielles. L’ingestion malencontreuse ou volontaire de l’amanite tue-mouches conduit à des hallucinations, puis à un endormissement empli de puissantes visions oniriques.

En raison de ses propriétés hallucinogènes, l’amanite séchée était déjà consommée lors des cultes dédiés à Dionysos en Grèce. Chez les Koriaks du Kamtchatka, les états psychiques provoqués par l’amanite tue-mouches étaient si appréciés qu’ils se livraient à un singulier trafic. La poudre d’amanite séchée était consommée par le sorcier et les nobles du clan lors des cérémonies chamaniques ; l’urine de ces consommateurs privilégiés, enrichie en principes actifs, était alors bue par les autres membres de la tribu. Le rapport des ethnologues ne nous dit pas si le nombre de lapins en redingote ou de chats du Cheshire rencontrés lors de ces voyages hallucinatoires variait avec le nombre de passages dans les urines. Les champignons sont souvent craints car ils peuvent être mortels ou liés aux pratiques magiques que je viens d’évoquer.

D’ailleurs, depuis des milliers d’années, les sorciers des tribus amérindiennes utilisent à des fins religieuses, spirituelles ou chamaniques des plantes et des champignons riches en substances psychotropes induisant un état de conscience modifié. Certaines vesses-de-loup sont encore utilisées à des fins divinatoires du fait de leurs propriétés hallucinogènes par les sorciers mixtèques d’Oaxaca. Ces champignons ont un effet essentiellement hypnotique. Ils provoquent un état de demi-sommeil pendant lequel les sorciers affirment percevoir le chant des dieux. Chez les Tarahumaras du nord du Mexique, les sorciers absorbent le kalmoto, une autre espèce de vesse-de-loup, pour approcher leurs victimes sans être vus afin de leur jeter un sort. Dans le chamanisme des Papous des hauts plateaux de Nouvelle-Guinée, on retrouve l’usage des champignons hallucinogènes comme le psilocybe ou encore le bolet qui rend fou. En effet, l’ingestion de ce dernier peut conduire à une démence meurtrière.

Une alliance ancestrale avec les arbres

L’amanite tue-mouches permettrait donc de tisser des liens avec les esprits – c’est une croyance répandue chez de nombreux peuples forestiers. C’est sans aucun doute un sujet d’étude passionnant pour les anthropologues. Biologiste, j’ai passé une bonne partie de ma vie à étudier cet organisme sylvestre car c’est un prince parmi les champignons. Il sait dialoguer avec les racines des arbres. Invisible sous nos pieds, il tisse sa toile de filaments souterrains dans le sol et l’humus des forêts et il produit à l’automne ces belles fructifications au chapeau rouge…

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Auteur: Francis Martin, Directeur de recherche INRAE, Inrae