Les peupliers

I

La lune était près de se coucher et rien ne troublait plus le sommeil des habitants de la cité ; sinon parfois quelque mobylette vrillant l’air chaud qui desséchait cette nuit de juin. Jean-Marc Valette fit coulisser un volet articulé au cinquième étage de son immeuble et discerna les frondaisons étiques d’un rang de peupliers à trente mètres devant lui. Ces sentinelles, immobiles depuis plusieurs jours, n’étouffaient plus dans leur murmure familier, la peur qu’il avait toujours eue de se réveiller mort ; elles se bornaient à occulter, bien qu’imparfaitement, la vue d’un champ en friche où pourrissait un hangar agricole. À l’intérieur, on apercevait au travers d’un grillage, des herses et des charrues rouillées, dont nul ici n’avait jamais connu l’usage.

Il avisa sur sa gauche, en contrebas, une silhouette assise sur le toit-terrasse d’un petit bâtiment cubique : l’étincelle d’un mégot projeté d’une chiquenaude fusa, une seconde personne se tenait légèrement en retrait ; il retourna se coucher, enviant ces adolescents qui n’embauchaient pas à six heures.

Depuis cet observatoire, Alexandre Rivat jouissait d’une perspective intéressante sur le travail de l’architecte. Devant lui, des lampadaires éclairaient par touches un paysage connu dont il ne percevait plus pour l’heure la laideur, si manifeste en plein jour, lorsque les crépis roses et beiges tranchaient péniblement sur le goudron et les pelouses jaunies. La nuit agissait comme une trêve esthétique dissimulant les teintes fades et la vétusté des matériaux à bas prix. Les cônes lumineux révélaient par endroits de larges allées de gravier ; elles desservaient les trois tours encadrant cet espace dévolu à l’agrément afin de le préserver des routes et des voitures, qui dormaient de l’autre côté des murailles alvéolées ; bornant des îlots de verdure de forme et de reliefs différents, elles finissaient par s’enrouler autour d’un disque central gazonné. On avait tenté d’insuffler du naturel grâce aux arbres et aux buissons qui coiffaient certaines buttes, mais tout ici, et cette volonté même, sentait fort le désir de gérer sa population ; des pensées qui assignaient chaque portion de l’espace à un usage étaient perceptibles : ici le jeu, là-bas, la rencontre et la conversation, plus loin la promenade.
L’éclairage public et le vin capiteux pouvaient donner momentanément à ce tableau l’aspect romanesque d’un habitat minimal destiné aux colonies de l’espace ; mais dans…

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Auteur: lundimatin