Les pionniers de la biologie ont-ils participé à la construction du racisme ?

L’idéologie raciste se caractérise par l’acceptation de deux postulats : l’existence de races humaines identifiables par des critères morphologiques et une hiérarchisation de ces races. Cette idéologie a légitimé durant plusieurs siècles l’esclavage et le colonialisme ainsi que les politiques discriminatoires les plus violentes du XXe siècle, comme l’hygiène raciale en Allemagne, la ségrégation raciale aux États-Unis et l’apartheid en Afrique du Sud.

Mais d’où vient-elle ? Les pionniers de la biologie ont-ils participé à la construction de l’idéologie raciste ? C’est ce que nous allons essayer de clarifier en contextualisant l’œuvre du médecin et naturaliste suédois Carl von Linné, auteur du premier essai de classification systématique de la nature.

Les variétés humaines de Linné

Carl von Linné en 1775.

En 1735, Linné publie la première édition de son Systema Naturæ. Son ambition n’est rien de moins que de classer et de nommer tous les animaux, plantes et minéraux connus. Si la première édition ne comporte que 11 pages, la treizième et dernière, publiée en 1770, en contient 3 000 et décrit 6 000 espèces végétales et 4 400 espèces animales. Linné catégorise, mais pas seulement : il hiérarchise également les êtres vivants, des moins évolués aux plus évolués.

À partir de la dixième édition, Linné généralise l’usage d’une nomenclature binomiale qui reste aujourd’hui encore la référence en biologie pour nommer les espèces. Le premier nom indique le genre de la plante ou de l’animal, et le second indique l’espèce à laquelle elle appartient.

Ce faisant, Linné invente un langage spécifique à la description du vivant qui va tout changer. Car nommer les espèces et les associer à une description est la première étape essentielle à leur étude par une communauté internationale de chercheurs. Il s’agit d’ailleurs d’une des premières grandes œuvres scientifiques collectives, Linné ayant fait appel à de nombreux autres naturalistes pour collecter, décrire et nommer les spécimens.

Sur base de critères morphologiques, il nomme donc l’espèce humaine « Homo sapiens », et la situe – c’est une première – au sein des Primates, au sommet de son « échelle » de la complexité. Il divise également l’espèce humaine en six variétés : l’Americanus, l’Europaeus, l’Asiaticus, l’Afer, la Monstruosus (qui comprend des formes aberrantes comme les macrocéphales) et la Ferus (H. sapiens sauvage).

À chaque variété, il associe une description, un caractère et un mode de gouvernance, dont ceux-ci :

L’Americanus est rouge, bilieux, droit et régi par les coutumes.

L’Europaeus est blanc, sanguin, musculeux et régi par les lois.

L’Asiaticus est basané, mélancolique, raide et régi par l’opinion.

L’Afer est noir, flegmatique, relâché et régi par le hasard.

Reproduction de l’édition de 1765 du « Systema Naturae per regna tria naturae, secudum classes, ordines, genera, species, cum characteribus, differentiis, synonymis, locis » de Linné. La page 29 décrit la division en cinq variétés de l’espèce Homo sapiens.
BUMP, Fourni par l’auteur

Même si Linné n’utilise à aucun moment le terme dans son ouvrage, il est évident que sa description des variétés humaines satisfait pleinement à la définition moderne de « race » que l’on associe à l’idéologie raciste : elle postule une inégalité intellectuelle et morale entre les races et place l’homme blanc au sommet de la hiérarchie de l’espèce humaine.

Cette présentation raciste est-elle en rupture par rapport à l’époque de Linné. Ou, au contraire, n’incarne-t-elle que ses normes ?

La théorie de la dégénérescence de Buffon

Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon.

Contemporain de Linné, le naturaliste français Georges-Louis Leclerc de Buffon est réputé pour avoir popularisé le naturalisme en France et influencé les travaux de Jean-Baptiste de Lamarck et Charles Darwin.

Dans son Histoire naturelle publiée entre 1749 à 1804, Buffon attaque les classifications du Systema Naturæ qu’il juge arbitraires, car reposant sur une

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Auteur: Eric Muraille, Biologiste, Immunologiste. Directeur de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB)