L'inversion, la répétition, et autres opérations sur le temps

« Vous allez me paraître con, mais… ». Le 15 tonnes garé sur le bord de la départementale, le gars avait ouvert sa portière quand j’arrivais à sa hauteur. Il venait livrer du fioul aux baraques avoisinantes. Moi je passais sur un vieux vélo. Depuis quelques heures un gouvernement avait proclamé un « confinement ». L’homme voulait me dire quelque chose. Visiblement.

Il voulait dire « je vais vous paraître con, mais… » – si je note cette inversion, c’est pour me moquer de personne, mais parce que ce sont ses mots, et parce que ça a arrêté mon attention un instant – pourquoi j’allais lui paraître con ?? – avant de rétablir. Et sous le coup de cette butée du sens, la suite de la phrase, plutôt insignifiante, a pris un drôle d’écho : « …mais à vous voir, comme ça, avec votre vélo, je me suis dit : c’est grave ce qui nous arrive ». C’était comme si on avait trébuché tous les deux au bord de la route. Lui sur mon vélo. Moi sur sa phrase. Sur rien. On s’est retourné. C’était désert. Le bitume, l’acier froid des portails fermés, le bruit des fils électriques qui claquent dans le vent. Tout avait un drôle de goût. Comme l’odeur du temps.

En rhétorique, il y a un pari qui est toujours risqué. C’est celui de la répétition. La formule trouvée étonne d’abord, s’étoffe du retour, puis, mécaniquement, s’étiole. Alors si on vous dit qu’une même expression va revenir quatre-vingt-une fois, en tête de phrase, dans un texte relativement court, il est difficile, a priori, d’imaginer un programme plus plombant. Hulot avait pris des baffes pour moins que ça, avec son « le temps est venu de… », qui après trois retours donnait envie de lui accoler une bonne petite injure, ne serait-ce que pour se dégourdir les jambes de tant de raideur.

Étonnamment, les 81 « nous avons vu » qui saturent le texte s’intitulant lui-même « Choses vues », publié début…

Auteur: lundimatin
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