Naguère, sans portables ni drones, nos jeunesses insouciantes

23 août 2021 à 09h58,

Durée de lecture : 2 minutes

Quotidien

Mathieu Yon est maraîcher à Dieulefit (Drôme).


Ma fille, je viens des années 1980. Un autre monde. Où la ceinture de sécurité n’était pas obligatoire à l’arrière, où l’on s’endormait dans le camion sur la route des vacances, où l’on se réveillait le lendemain matin dans un lieu inconnu, une oliveraie ou un terrain vague. Un autre monde. Où la précarité de nos vies n’ôtait pas un sentiment de sécurité. Où nous avions la possibilité d’échapper au regard des adultes, et de nous inventer des vies.

Ma fille, j’ai passé mon adolescence sous les porches et les abribus. On ne faisait rien avec les copains, on démarrait des mobylettes, on roulait sans casque au milieu des champs de blé, et quelque chose semblait traverser nos vies. Nous pensions que cette sensation ne mourrait jamais. Nous avions droit au temps perdu, sans savoir qu’un droit aussi élémentaire pouvait disparaître.

Ma fille, j’ai grandi sans internet ni téléphone portable. Il n’y avait pas encore cette toile qui s’immisce partout : dans notre lit, sur la table du petit déjeuner, dans notre poche, dans notre main.

Ma fille, tu ne le vois pas encore, mais ma jeunesse s’en va, et je serai bientôt un vestige, vivant dans un monde que je n’ai pas souhaité. Un monde où la sensation de l’autre diminue chaque jour. Car toutes nos perceptions seront bientôt captées par les images, et nous n’aurons accès à l’autre qu’à travers une myriade de filtres numériques.

Ma fille, quand les caméras de surveillance sont arrivées dans les rues en 1995, nous les avons vite oubliées. Quand les téléphones portables sont arrivés dans nos vies quelques années plus tard, nous avons vite oublié qu’ils représentaient une technologie de surveillance. Les caméras à reconnaissance faciale, les drones à usage policier arrivent, et bientôt, nous les aurons aussi oubliés.

Ma fille, si les champs de blé disparaissent, s’ils te manquent, tu les retrouveras dans un coin de mémoire, où tu pourras les entendre frémir comme au début de l’été.

Ma fille, je te fabriquerai un coin de mémoire, un lieu où tu pourras t’échapper et rebâtir un monde. Il sera fait de temps perdu, et d’une paume caressant les blés. Quand tu viendras t’y reposer, fatiguée des images, nous allumerons un feu dont les braises s’envoleront jusqu’à la Grande Ourse.

Ma fille, je ne pourrais pas empêcher ce monde numérique, mais je peux encore bâtir une pensée qui lui…

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Auteur: Reporterre