« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Décrypter une rhétorique criminelle

Extrait de : Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens, « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort, Paris, éd. Anamosa, septembre 2022.

Une sentence de mort

Proférés pour clore toute discussion, ces dix mots semblent constituer l’horizon indépassable de tout débat sur les migrations. En France comme en Belgique, et sans doute ailleurs, ils tombent comme un couperet pour justifier toujours le « contrôle » et la « maîtrise » des « flux migratoires » – c’est-à-dire, en termes moins euphémiques : le refus, la restriction, la fin de non-recevoir et la répression. En ce sens, ils constituent bien ce qu’on appelle une sentence, dans les deux sens du mot : une simple phrase tout d’abord, exprimant une pensée de manière concise et dogmatique, sans développement argumentatif, mais aussi un verdict, une condamnation, prononcée par une autorité à l’encontre d’un ou d’une accusé·e. La juridiction, ici, est l’État, ou tout bon citoyen qui s’en veut le garant ou le fondé de pouvoir. L’accusé·e est, bien entendu, le ou la réfugié·e, le ou la migrant·e[1]. Quant à la peine prononcée, c’est d’abord, purement et simplement, même si l’on feint de l’ignorer, une peine de mort – en premier lieu pour les 23 801 morts comptabilisés en Méditerranée depuis 2014, les 797 au nord ou à l’est de l’Europe, ce que le réseau Migreurop a nommé la « stratégie du laisser-mourir en mer [2] ». C’est aussi, sous différentes formes, la mort sociale et la « vie mutilée[3] » qui attendent en Europe les survivant·es, devenu·es sans-papiers, dans leurs campements puis au-delà : harcèlement et violences policières, « destruction des biens personnels, interdiction de distribuer de la nourriture, batailles juridiques pour accéder à l’eau potable »[4], dédales administratifs, discriminations multiformes.

Nous laisserons de côté ici les controverses possibles sur la stature morale et les intentions de Michel Rocard[5], qui fut l’un des premiers politiciens à populariser cette sentence, et dont le nom est parfois utilisé comme argument d’autorité, pour nous concentrer sur le fond du propos et sa très discutable légitimité. Nous soutenons pour notre part que cette phrase est profondément xénophobe et, à ce titre, moralement et politiquement problématique. Nous soutenons également qu’elle repose sur de nombreux sophismes, que nous entendons déconstruire ici.

L’enjeu d’une telle déconstruction est ni…

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Auteur: redaction