« On n'est pas dans une start-up branchouille ici » : La « magie » du travail à l'usine racontée de l'intérieur

1986, mes tout premiers pas dans le monde sacré du travail. C’est une usine où on fabrique des serrures et des cadenas. Elle compte environ 150 employés, en grande majorité des ouvriers. C’est une agglomération d’ateliers disparates, bâtis au gré du développement de l’activité. Partout cette odeur caractéristique, faite du mélange des fumets d’huiles de coupe, des graisses de polissage, des bains de traitement des métaux, du plastique chauffé des machines de conditionnement… C’est ici que mon père travaille [à Fressenneville, Hauts de France]. Alors c’est ici que dès mes 16 ans, j’irai passer mes vacances d’été.

Chaque employé est pesé à son entrée, puis à sa sortie

Ces périodes estivales, c’est aussi l’apprentissage de la vie. La vraie. Celle des prolos. Mal aux pieds, à rester debout devant une machine huit heures de temps. Mal au cul, si j’ai la chance d’être assis. Mal aux reins à porter des caisses. Et mon coude qui se bloque à force de pousser des journées entières sur ce levier relié à un gros ressort, pour enlever la pièce usinée et en mettre une nouvelle à la place. Mes premiers TMS (troubles musculo-squelettiques). En 1986, ce terme n’existe pas. On me dit simplement : — T’inquiète, c’est le métier qui rentre.

1996. Un soir, j’arrive devant la grande usine illuminée. Je badge, j’entre dans le petit sas individuel puis attends quelques secondes qu’il s’ouvre de l’autre côté. Au petit matin, pour sortir, même manœuvre mais dans l’autre sens. Je me demandais pourquoi ces quelques secondes de battement, dans le sas. On m’a expliqué. Chaque employé est pesé à son entrée, puis à sa sortie. Sont forts ces Américains, si tu voles, ton écart de poids te trahit sur le champ. Faut dire qu’ici a lieu dans le plus grand secret l’élaboration d’un produit des plus nobles, à la valeur inestimable : de la lessive. L’écorecharge s’arrête devant moi. Je la prends et la place dans un carton. Et ça toute la nuit. Mais bon, cette quintessence de taylorisme n’est pas trop mal payée, et me laisse mes après-midi. En plus, c’est pas fatigant pour ma tête.

En face de mes yeux ébahis, la dame qui met les cadeaux dans les paquets de Bonux !

En l’une de ces nuits sans fond, j’ai vécu un intense et bouleversant moment d’émotion. Changeant de ligne de production, j’avise une dame un peu forte, assise en surplomb d’un tapis roulant. Sur ce tapis passent des barils de lessive en poudre, gueules grandes ouvertes. Je crois que ça ne se…

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Auteur: Eric Louis