Pour préserver le sauvage, apprenons à cohabiter avec lui

Jean-Yves Barnagaud est ornithologue et maître de conférences à l’École pratique des hautes études.


Aux dernières lueurs d’un soir de novembre, les vols de grues qui se dirigent vers leurs dortoirs zèbrent le ciel du lac du Der. Cette scène est d’une telle intensité qu’elle est désormais un rendez-vous incontournable du patrimoine champenois, médiatisée dans les grands journaux télévisés. Les grues du Der se comptent par centaines de milliers : emblématiques de l’oiseau migrateur, elles apportent avec elles, à l’aube de l’hiver, la rumeur des forêts scandinaves et d’Europe centrale. Quelle plus belle exaltation de la vie sauvage que ces vols qui se détachent en ombres chinoises devant un couchant orangé, en formations bien coordonnées, pour atterrir sur les îlots du lac déjà à l’ombre ? À ce tableau impressionniste s’accordent parfaitement leurs douces trompettes, qui emplissent l’espace sonore, sans toutefois le saturer : quintessence de l’émerveillement devant la nature.

Au-delà de l’aspect esthétique, qui, soulignons-le, se suffit à lui-même, le spectacle devient déroutant lorsque l’on s’interroge sur la nature du décor. Le lac du Der est une vaste retenue d’eau, encadrée de digues de béton, construite dans les années 1960 pour contenir les crues de la Marne et de la Seine. Deux villages ont été engloutis dans l’opération, qui a par ailleurs nécessité la destruction d’hectares de champs, de forêts, et de nombreuses fermes.

Le haut lieu de la migration des oiseaux d’eau dans le nord de la France est un lac de barrage. Wikimedia Commons / CC BY 3.0 / Prosopee

À notre époque, une infrastructure d’une telle ampleur aurait probablement déclenché un contentieux suffisant à compromettre sa construction. Mais le propos ici n’est pas de juger quels travaux sont acceptables ou non face aux enjeux écologiques qu’ils soulèvent, ni de commenter la légitimité des controverses qu’ils engendrent. Il s’agit simplement de souligner un paradoxe écologique apparent : ce haut lieu de la migration des oiseaux dans le nord de la France, dont la renommée touche autant les ornithologues que le grand public, est un lac de barrage. Ce n’est pas, pour les migrateurs, un site de repli : il n’existait, avant le lac du Der, aucune zone humide d’une telle ampleur dans la région. En artificialisant ce territoire afin de préserver Paris des crues de la Seine et non pour protéger espèces ou habitats, l’humain a donc créé de toutes pièces un site…

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Auteur: Reporterre