Les éditions la Tempête publient cette semaine une nouvelle traduction, introduite par Giorgio Agamben, de Peur de la liberté un livre important de l’écrivain et peintre italien Carlo Levi. Écrit en 1939, alors qu’il est en exil en France suite à ses activités antifascistes, l’auteur livre dans ce texte une méditation rare sur les raisons qui ont conduit l’humanité dans une situation de danger extrême. Nous publions ici un extrait qui revient sur les conditions d’écriture de ce livre, et qui en expose les thèmes.
Le temps durant lequel j’ai écrit ce livre est désormais lointain, pas tellement à cause des sept années qui se sont écoulées depuis, mais parce que les événements qui s’y sont succédés, et que chacun de ceux qui n’en sont pas morts a dépassés d’une façon particulière et souvent miraculée, ont été pour tous les hommes, qu’ils aient été ou non disposés à les accueillir, une expérience de douleur, de mort et de sang telle qu’il est impossible de la mesurer d’après le mètre commun du temps. Et ce qui advenait alors, avant cette parenthèse de massacres, nous apparaît déjà extrêmement lointain, même lorsque, d’aventure, nos pensées n’ont pas changé ou que nous avons repris nos vieilles habitudes et retrouvé les routes de jadis.
Ce fut alors que la crise qui menaçait de son ombre la vie de l’Europe depuis des décennies, et qui s’était manifestée par toutes les scissions, les problèmes, les difficultés, les cruautés, les héroïsmes et l’ennui de notre temps, éclata pour se résoudre en catastrophe.
La guerre avait commencé, les divisions blindées des Allemands parcouraient les plaines de la Pologne ; de chez moi, sur la rive de l’Atlantique, je voyais chaque jour arriver par dizaines les bateaux anglais pour décharger la première armée britannique dans le port de Saint-Nazaire.
Les soldats français partaient, avec leurs humbles uniformes, leurs pantalons de futaine et des visages marqués par l’ennui de pacifistes voués à la défaite ; les soldats anglais arrivaient, une armée qui semblait provenir du dix-septième siècle et d’une merry England ramenée à la vie, des guerriers inattendus, ivres et fanfarons, qui faisaient la terreur des femmes catholiques de la Bretagne et emplis de la joie assurée d’une victoire encore très lointaine.
Les valeurs militaires traditionnelles semblaient renversées : mais pas uniquement les valeurs militaires. Tous les aspects d’une civilisation semblaient se dissoudre dans le brouillard ; on…
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Auteur: lundimatin