Récessivité et non-sens

Fred Moten est poète et théoricien des black studies. Il est notamment l’auteur avec Stefano Harney de Les sous-communs, planification fugitive et étude noire récemment traduit et publié en français. Nous publions ici une intervention prononcée à l’occasion de « More Than a Manifesto : The Poet’s Essay », une rencontre organisée par Dorothea Lasky à la New York University, en mars 2018. Le texte, inédit en anglais, a été repris et révisé par l’auteur. Toutes les notes sont de la traductrice.

1.

Dans « La blanchité comme propriété », Cheryl Harris analyse la blanchité comme une propriété, c’est-à-dire comme un mode de la propriété, comme une chose qui peut être possédée et échangée, comme une chose dont cellui qui la possède peut faire commerce et tirer profit. Ce faisant, Harris nous permet et nous demande de penser la blanchité non seulement comme une propriété, ou comme propriété, mais aussi comme le principe de la propriété. Disons ceci, mais seulement pour le plus bref des instants : si la blanchité est propriété, alors la noirceur est la manière active et animaterielle de survivre à l’impropriété. Plus + moins que l’objection à (ou l’abjection de) la propriété, plus + moins que la simple opposition à la propriété, la noirceur est à la fois la critique de la propriété et la célébration de la dépossession. Que la noirceur soit à la fois la critique de la propriété et la célébration de la dépossession, cela signifie que la critique est anticipatrice, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement située avant cela qu’elle critique, mais aussi qu’elle porte ce qu’elle critique à la presque-existence. Ce que Karen Barad pourrait appeler le tout-à-la-fois intra-actif de l’anticipation instancie ainsi la célébration, non seulement comme plaisir, mais aussi comme solennité en masse*. Saidyia Hartman nous a beaucoup appris sur une certaine forme de cruauté – donnée dans et comme la brutalité du pouvoir réactionnaire et régulateur de la propriété. Et l’anesthétique débilitante de l’emprise qui est à l’œuvre dans cette cruauté n’est autre, à son tour, que la propriété la plus fondamentale du concept comme tel. Il n’y a pas eu de plus terrible fardeau, fardeau dont nous refusons par avance l’imposition, et pas de plus terrible beauté, beauté que nous ne cessons de tourner et de retourner dans des bascules toujours plus performatives, que d’être ainsi enjoint·es à célébrer la dépossession. Bien que la…

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Auteur: lundimatin