Retraite, la grande évasion

« L’Évadé », poème de la grande évasion. Dans cette course à perdre haleine s’exprime le besoin pressant de fuir. Fuir cette prison, « Là-haut entre les quatre murs », fuir l’accélération qui prend à la gorge et aux jambes comme le rendent sensibles les allitérations en [r] : « Ses pieds faisaient rouler les pierres » ; « Il respirait l’odeur des arbres / Avec son corps comme une forge ». Ces consonnes rugueuses rendent compte du rythme effréné de cet évadé : un rythme qu’il aspire visiblement à abandonner. Pour ralentir, pour respirer.

Il a dévalé la colline

Ses pieds faisaient rouler des pierres

Là-haut entre les quatre murs

La sirène chantait sans joie

Il respirait l’odeur des arbres

Avec son corps comme une forge

La lumière l’accompagnait

Et lui faisait danser son ombre

Pourvu qu’ils me laissent le temps

Il sautait à travers les herbes

Il a cueilli deux feuilles jaunes

Gorgées de sève et de soleil

Les canons d’acier bleu crachaient

Des courtes flammes de feu sec

Pourvu qu’ils me laissent le temps

Il est arrivé près de l’eau

Il y a plongé son visage

Il riait de joie il a bu

Pourvu qu’ils me laissent le temps

Il s’est relevé pour sauter

Pourvu qu’ils me laissent le temps

Une abeille de cuivre chaud

L’a foudroyé sur l’autre rive

Le sang et l’eau se sont mêlés

Il avait eu le temps de voir

Le temps de boire à ce ruisseau

Le temps de porter à sa bouche

Deux feuilles gorgées de soleil

Le temps de rire aux assassins

Le temps d’atteindre l’autre rive

Le temps de courir vers la femme

Il avait eu le temps de vivre

Boris Vian

« L’Évadé » ou « Le Temps de vivre » (1954)

Publié dans Chansons et poèmes (1966)

Qui dit évadé dit prison. Si elle n’est pas ici définie concrètement, c’est sans doute pour conserver toute sa portée symbolique et rendre cette évasion universelle : celle de l’Homme qui ne supporte plus d’être empêché par les contraintes sociales, morales, économiques voire biologiques. Ce prisonnier indistinct, c’est celui des champs de bataille ou celui du travail. C’est celui dans lequel on voudra bien se reconnaître. Quant à son évasion, c’est celle de l’Être qui refuse l’assignation.

Oui, ce qui s’exprime à partir de la seconde strophe, c’est le goût de vivre hors du carcan, « à travers les herbes ». C’est l’ardent plaisir des sensations : cueillir, sauter, plonger, boire, goûter, rire… C’est le bonheur de retrouver, enfin, la maîtrise de son temps : un temps que l’on ne peut…

La suite est à lire sur: lundi.am
Auteur: dev