Territoires des marges

Qu’est-ce qu’une écriture illisible ? Quelle parole est inaudible ? Quel corps est invisible ? Quelles géographies symboliques, politiques, sociales, épistémologiques, quelles grilles de signification forgent les « marges » ?

La marge n’est pas le lieu d’enfermement, de la page blanche, de la nudité signifiante, du silence. Au contraire, elle est un lieu où se forme la contradiction de la raison dominante, le lieu du trop-plein signifiant où l’illisible peut ouvrir les possibilités du lisible, où l’écriture, en cherchant à sortir de la violence de sa propre illisibilité, marque culturelle de l’apostasie du statu quo, habilite le sujet à surmonter le système de légalité de la pensée, légalité qui repose sur des coups de force performatifs à chaque fois qu’il y a transgression. La marge est un lieu de révélation de la raison dominante, que celle-ci circonscrit depuis les remparts de ses signifiants.

La marge est un devenir-femme et un devenir-noir. Le devenir-noir et le devenir-femme partagent historiquement une profonde intimité des fondations, une inscription politique de l’économie des corps, l’épreuve d’une reductio ad absurdum de la raison : le corps-femme et le corps-noir sont historiquement le palimpseste de la déraison, de l’irrationnel, de l’impossibilité de prétendre à l’universel de la vérité (blanche, occidentale, masculine). Ce sont des corps que les savoirs eurocentrés, donc universels, excluent de leurs canons, exclusion de tout un pan d’êtres sans histoire – non pas en tant que sujets particuliers, mais comme catégories reléguées hors de la Raison et de la vérité. L’universalisation contemporaine de la « condition nègre » analysée par Achille Mbembe, qui, se référant aux fractures politiques, aux ravages de la technique, à l’intensification de la répression et au démantèlement des états de droit, remarque une « universalisation de la condition nègre, le devenir-nègre d’une très grande portion d’une humanité désormais confrontée à des pertes excessives et à un profond syndrome d’épuisement », s’inscrit en réalité dans le cadre plus large d’un devenir historique réifié dont les dynamiques internes continuent à nourrir des déterminations qui s’auto-reproduisent.

On pourrait nous retorquer que les multiples démarches contemporaines qui se proposent de relire, voire de réécrire les récits de l’histoire, en interrogeant au présent ces dynamiques qui ont prédéterminé l’assignation à l’oubli et…

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Auteur: lundimatin