Tu es belle et large, Amérique du Nord — Pablo NERUDA

Tu es belle et large, Amérique du Nord

(…)

à toi, fille de l’Arkansas ou plutôtà toi jeunesse dorée de West-Point ou mieux encoreà toi mécanicien de Detroit ou bienà toi débardeur de la Vieille Orléans à tousje m’adresse et je dis : affermis le pas,ouvre ton oreille au vaste monde humain,ce ne sont pas les élégants du State Departmentni les féroces seigneurs de l’acierqui te parlent icimais un poète de l’extrême sud de l’Amérique,fils d’un cheminot de Patagonie,américain comme l’air des Andes,aujourd’hui fugitif d’une patrie oùprison, tourment, angoisse règnent,tandis que cuivre et pétrole lentement,se convertissent en or pour des rois étrangers.Toi tu n’es pasl’idole qui d’une main tient l’oret de l’autre la Bombe.Toi tu esce que je suis, ce que je fus, ce que nous devonssauvegarder, le fraternel sous-solde la très pure Amérique, les simpleshommes des chemins et des rues.Mon frère Juan vend des soulierscomme ton frère John,ma sœur Juana pèle les patatescomme ta cousine Janeet mon sang est mineur et marincomme ton sang, Peter.

Toi et moi irons ouvrir les portespour que passe l’air de l’Ouralà travers le rideau d’encre,toi et moi irons dire au furieux :« My dear guy, ici et pas plus loin tu n’arriveras »en deçà la terre nous appartientpour qu’on n’entende pas le sifflementde la mitrailleuse, mais unechanson, et une autre chanson, et une autre chanson.

IV

Mais si tu armes tes hordes, Amérique du Nord,pour détruire cette frontière pureet mener le boucher de Chicagogouverner la musique et l’ordreque nous aimons,nous sortirons des pierres et de l’airpour te mordre,nous sortirons de la dernière fenêtrepour te verser du feu,nous sortirons des vagues les plus profondespour te clouer avec des épines,nous sortirons du sillon pour que la semencefrappe comme un poing colombien,nous sortirons pour te refuser le pain et l’eau,nous sortirons pour te brûler en enfer.

[Ne mets donc pas les pieds, soldats,sur la douce France], car là-bas nous seronspour que les vertes vignes donnent du vinaigreet que les filles pauvres te montrent le lieuoù est frais encore le sang allemand.Ne gravis pas les sèches sierras d’Espagnecar chaque pierre se changerait en feuet là-bas mille ans combattront les braves :ne te perds pas entre les oliviers car jamaistu ne reviendras à Oklahoma, mais n’entrepas en Grèce où jusqu’au sang qu’elle verse aujourd’huise lèvera de la terre pour vous arrêter.Ne venez pas alors pêcher à Tocopillacar l’espadon reconnaîtra vos dépouilleset…

La suite est à lire sur: www.legrandsoir.info
Auteur: Pablo NERUDA Le grand soir