Un arbre sur la talvera

Lors de la révolution néolithique, l’invention de l’agriculture ouvrit la possibilité de l’homogénéisation absolue de la terre, aboutissant, par-delà les millénaires, à l’espace-camp de la production globalisée du monde de notre temps. Cette possibilité n’était pourtant pas une fatalité, et l’industrialisation de la nature, la grande mue dont parle Bernard Charbonneau, n’a pu se produire qu’à partir de l’oubli de l’espace hétérogène indispensable à tout travail humain non aliéné. Cet espace essentiel à la liberté humaine, le sociologue Yvon Bourdet l’avait retrouvé et conceptualisé dans ce que les paysans occitans appellent la talvera, cette partie du champ cultivé qui, selon les dictionnaires, demeure non labourée car c’est l’espace où tourne la charrue, à l’extrémité de chaque raie.

À la recherche d’un espace perdu : la talvera

En 1978, Yvon Bourdet (1920-2005) publia L’espace de l’autogestion, un ouvrage dont l’axe analytique tournait autour de la notion de la talvera. Il avait découvert ce mot dans un poème du grand écrivain occitan Joan Bodon où se trouve ce vers magnifique : « C’est sur la talvera qu’est la liberté » (Es sus la talvèra qu’es la libertat). Il n’est pas anodin que ce soit le poète qui ait mis le sociologue sur la voie de sa recherche car l’expérience de la talvera est, pour l’auteur, la possibilité donnée à l’homme d’habiter poétiquement le monde, ainsi que l’a si merveilleusement écrit Hölderlin : « Telle est la mesure de l’homme./Riche en mérites, mais poétiquement toujours,/Sur terre habite l’homme. »

Dans Le Trésor du Félibrige de Frédéric Mistral, on relève l’article tauvera – graphie ancienne de talvera – avec cette acception : « lisière d’un champ, partie que la charrue ne peut atteindre, où il faut tourner les bœufs ». Le dictionnaire occitan-français de Louis Alibert indique pour ce mot une étymologie celte, talo, qui signifie “front”. Chaque région semble avoir un terme pour désigner le même concept.

Dans la seule région occitane, on trouve de nombreux synonymes, selon les patois locaux : antarada, proche du catalan, frontade, qui authentifierait ainsi l’étymologie celte, orièra, cança et tornada. Si l’on considère les pays de langue d’oïl : en Beauce, on rencontre le mot tournière ; dans le Poitou, on emploie chambord ; dans les pays de Loire, chaintre  ; et, dans les patois de Picardie et de Normandie, on utilise forière.

Cette diversité dans les…

La suite est à lire sur: lundi.am
Auteur: lundimatin