Voyage en uchronie, ou les possibles du passé

Le dernier prix Goncourt, Vivre vite, de Brigitte Giraud, consacre l’actualité de la notion d’uchronie en littérature. En une série de courts chapitres précédés de la mention « Si ? » – « Si je n’avais pas voulu vendre l’appartement ? » « Si mon grand-père ne s’était pas suicidé ? » « Si je n’avais pas visité cette maison ? », « Si je n’avais pas téléphoné à ma mère ? », son récit revient sur les circonstances de la mort de l’homme qu’elle aimait, tué le 22 juin 1999 dans un accident de moto. Si, si… En rendant le procédé systématique, l’autrice toujours endeuillée s’offre, sans en être tout à fait dupe, la consolation de la fiction. Celle-ci revêt l’apparence d’une réalité alternative, ou contrefactuelle : dans un monde parallèle au nôtre, son « Claude » n’aurait pas trouvé la mort.

Quid de l’uchronie, donc ? On ne connaît peut-être pas le mot, mixte barbare de chronos, pour le temps, et d’ou, préfixe négatif, le tout désignant un non-temps, de la même façon que l’utopie renvoie, elle, à un non-espace. Mais la chose nous est familière. En témoignent deux exemples empruntés à la culture pop. Au cinéma, Back to the Future/Retour vers le futur (1985), de Robert Zemeckis, fait œuvre de pionnier. Dans les années 80, Marty Mcfly, adolescent désoeuvré, fait la connaissance du docteur Emmett Brown, l’inventeur d’une drôle de machine à remonter le temps. À la suite de diverses péripéties, le garçon revient à l’époque où ses (futurs) parents allaient se connaître, en novembre 1955, soit trente ans plus tôt. On assiste à ses tentatives maladroites de changer le cours des choses, avant de le voir opérer un « retour vers le futur », toujours plus problématique à mesure que la trilogie se déploiera.

De prime abord, le titre du juke-box musical & Juliet (2019), semble, lui, concrétiser le triomphe de la cancel culture. Roméo est évincé du couple mythique formé par les amants de Vérone, au profit de la seule Juliette. Shakespeare s’est rangé aux arguments de son épouse, la féministe Anne Hathaway. Sur scène, la tragédie va bifurquer du côté de la comédie au moment où l’héroïne ne s’ôte pas la vie dans la crypte. Elle devient une jeune femme émancipée, Roméo finit par revenir d’entre les morts, et le couple de chanter à gorge déployée sur des airs de Jon Bon Jovi, Britney Spears, Céline Dion, Katie Perry, etc.

« Les possibles du passé »

L’uchronie est au passé ce que la science-fiction est à l’avenir : la seconde anticipe, là où la première se met en quête de ce qu’on appellera, à la suite de Pierre Bayard, les « possibles du passé ». Avec son dernier ouvrage, Et si les Beatles n’étaient pas nés ? (2022), le critique prend un malin plaisir à se faire contrefactuel. Sans les Scarabées de Liverpool, les Kinks auraient pris toute la lumière ; en l’absence de Proust, toute une génération d’écrivains, dont Anatole France était la figure de proue, se serait durablement imposée, et l’histoire littéraire aurait aujourd’hui un autre visage. Idem pour Marx, Freud et Kafka.

Le film ‘Yesterday’ de Danny Boyle (2019) imagine un monde qui n’aurait jamais connu les Beatles.

Fidèle à sa démarche éprise de « paradoxes critiques », Bayard joue les provocateurs : « On n’arrête pas d’encenser les chefs-d’œuvre sans prendre la mesure des dégâts qu’ils provoquent ». Et de prendre la défense d’œuvres injustement évincées du système de valeurs dominant, en rêvant pour elles d’« un monde alternatif plus accueillant. » On connaît la propension d’un Bayard mi-figue, mi-raisin, à vouloir « corriger les hiérarchies souvent contestables de la postérité littéraire et artistique », quand ce n’est pas à vanter les bienfaits qu’il y aurait à réattribuer les œuvres, à faire, par exemple, de Kafka l’auteur de L’Etranger ou de Tolstoï le créateur de Autant en emporte le vent (Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, Minuit, 2010). Son mérite principal, cependant, est de nous rappeler que la prise en compte de ce qui ne s’est pas passé, ou de ce qui aurait pu se passer autrement, relève bel et bien d’un mode de cognition en bonne et due forme.

Il y a longtemps…

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Auteur: Marc Porée, Professeur émérite de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSL